Châlons-en-Champagne, 26 mars 2011
Je dors bien et sans avoir très froid en dépit de mes craintes. Je me lève à six heures et demie.
Le ciel est menaçant, j'espère qu'il ne pleuvra pas. Je fais un tour dans le village. Il est
bientôt sept heures cinq.
La boulangerie ouvre à sept heures, mais elle est toujours fermée et sans vie. Il y a comme une ambiance
de désespérance dans ce village : « Tout va mal et tout ne pourra aller que de plus en plus mal. »
Peut-être sont-ils simplement en avance sur nous ? Peut-être est-ce cela qui nous attend, nous les Européens, avec le triomphe de la spéculation financière ?
En tout cas je serai content de m'en aller. J'ai très froid, car je n'ai pas mis ma polaire. Je
reviens à l'hôtel et je rédige quelques lignes dans mon carnet de bord.
Vivement le tampon sur ma crédenciale, que je puisse quitter ces lieux !
Je ne mange pas suffisamment. J'ai l'impression de ne pas avoir maigri, mais ce doit être faux. Tous
les anciens pèlerins à qui j'en ai parlé, m'ont dit qu'ils avaient perdu du poids, surtout au début.
Ensuite le poids se stabilise.
Mon visage me semble un peu plus maigre, et mon tour de taille semble avoir diminué. Du moins, c'est ce
que ma ceinture semble penser.
Quoi qu'il en soit je décide de bien manger à Châlons ce midi. Cependant, quand je relis mes notes, je
constate que c'est demi-pension à Châlons. Je n'ai pas besoin de faire un repas copieux à midi.
Je tente d'avoir une bonne relation avec mon hôtesse. Je suis gentil et je plaisante un peu. Je parviens même à lui faire esquisser une grimace qui pourrait être un sourire. Mais méfiante, elle n'accepte de mettre le tampon sur ma crédenciale qu'après paiement.
Il pleut un peu, pas assez pour me gêner. Je marche lentement. Je suis peut-être affaibli parce que je ne mange pas assez. En fait j'ai faim et mon organisme me le crie de toutes ses forces.J'ai aussi un petit bouton rouge sur le côté extérieur du pied droit, près de la bosse du talon. Il me gêne de temps à autre, un petit pincement qui dure cent mètres puis cesse pendant des kilomètres.
L'écluse de Vraux est en réfection, ce qui permet de voir comment elle est construite.
Cette étape me pèse. Je n'aime pas le terrain plat, il me faut des collines et des
vallons. Devant moi je n'ai qu'une ligne d'horizon, je ne contemple aucun paysage.
En plus, j'ai l'impression de faire du sur place. Cela me déprime et me dégoûte de marcher. J'ai besoin
de descentes et de montées pour avoir de l'entrain.
La chambre d'hôtes se trouve dans la rue Jean-Jacques Rousseau. À l'entrée de Châlons, je trouve la
rue Descartes et la rue Montaigne. Je suis en bonne compagnie, la rue Rousseau ne doit pas être loin.
Je demande à deux jeunes enseignantes. L'une d'elles a un plan de Châlons. Eh bien, je me trompe, la rue
Rousseau est d'un tout autre côté, à l'est de l'Hôtel de Ville. Je remercie mes informatrices et je
m'y rends.
Je passe devant des maisons à pans de bois (ou « à colombages »).
C'est un mode de construction ancien qu'on trouve aussi dans les Ardennes, en Alsace et en Normandie.
J'arrive à hauteur de la chambre d'hôtes et je coupe ma balise. Puis je reviens vers
le centre en faisant le détour par la place Sainte-Croix, la rue du Cirque et la rue du Canal Louis
XII pour reconnaître le chemin que je ferai demain.
Le GR est plus loin que prévu, car il suit la Marne et ne revient pas au bord du canal latéral comme
indiqué sur ma carte. Je passe par le jardin anglais, très agréable dans la douceur de mai (euh...
non, de mars ! ).
Des louveteaux sont rassemblés en cercle. Cela me rappelle la période où j'étais
Akéla. Le scoutisme a bien changé depuis les années soixante. Et le mode de relation que les adultes
ont avec les grands enfants a fort évolué.
À l'époque on les considérait comme des « petits » qui devaient écouter et obéir ; aujourd'hui on les
considère comme des personnes et on prend mieux en compte ce qu'ils disent.
C'est le genre de progrès que j'apprécie. Il me semble fondamental pour l'espèce humaine.
Sur la grand-route, un magasin vend des casse-croûtes. Je prends un panini avec du bœuf haché et un
coca.
Je me méfie de la bière, qui me coupe les jambes quand je fais des efforts et les autres boissons, à
l'exception de l'eau, ne me disent pas grand-chose. Alors le coca qui contient de l'acide, du sucre
et de la caféine est un moindre mal.
Ce repas sommaire me met en forme.
Je charge mon portable, ce qui prend beaucoup de temps, car il y a pas mal de clients
et ils discutent longtemps avant d'acheter leur appareil ou d'y installer de nouvelles fonctionnalités.
Ils me semblent victimes d'une sorte d'hypertrophie de la consommation. Ce dont ils parlent me semblent
être des gadgets qui permettent aux firmes de gagner davantage d'argent. Je me sens très loin de leurs
préoccupations.
J'achète des bâtons de céréales au cas où j'aurais un creux pendant l'étape de demain.
J'arrive peu avant cinq heures à la chambre d'hôtes. J'ai fait cinq kilomètres de « promenade » avec
mon sac à dos en plus de l'étape.
Je m'installe.
J'envoie à mon frère un SMS dans lequel je lui demande des nouvelles de Vaillant, le colley de ma mère, dont la photo m'accompagne et m'encourage pendant le trajet. Il rythme ma marche : « Ouah - ouah / Wah - wah - wah ». Mon frère me dit qu'il va bien.
Au souper, je suis le seul pèlerin du groupe, ce qui me vaut un moment d'intérêt collectif, puis les
conversations reprennent. Cela ne me déplaît pas, car je n'aime pas être sur le devant de la scène.
C'est de nouveau un repas français, avec apéritif et pas mal de vins. C'est très éloigné de la vie
frugale du pèlerin, mais cela me fait beaucoup de bien. C'est bon et raffiné et j'avais faim.