De l'école à l'emploi
Mentir pour agir
« Ce qui est simple est faux,
ce qui est complexe
est inutilisable. »
Paul Valéry
Nombreux sont les jeunes Wallons qui cherchent du travail !
Il convient de le rappeler à l'heure où le parlement décide d'exclure des dizaines de milliers de chômeurs et de travailleurs à temps partiel !
PLAN DU TEXTE
1. La demande d'emploi des jeunes de 1990 à 2006
2. Mentir pour agir
3. Le marché du travail
3.1. Économie et sciences humaines
3.2. Travail et emploi
3.3. Socialisation et épanouissement
3.4. Formation générale et qualifiante
4. Le contexte politique
4.1. Démocratie et gouvernance
4.2. Histoire et effets de mode
5. Les acteurs concernés
5.1. C'est la faute aux chômeurs
5.2. C'est la faute aux entreprises
5.3. C'est la faute à l'enseignement
5.4. C'est la faute aux pouvoirs publics (hors enseignement)
5.5. C'est la faute aux travailleurs
6. Voilier vent debout
Notes et références
Pour améliorer l’insertion professionnelle des jeunes, les différents niveaux de pouvoir ont pris plusieurs mesures, notamment la convention de premier emploi, le plan d’accompagnement et le dispositif intégré d’insertion socioprofessionnelle.
Après quelques chiffres, ce document tente de mettre en lumière les enjeux sous-jacents des politiques menées en vue de réduire le chômage des jeunes.
1. La demande d’emploi des jeunes de 1990 à 2006
Fin 1990, le FOREM dénombrait 192.075 demandeurs d’emploi inoccupés (DEI), 58.867 d’entre eux (31 %) avaient moins de 25 ans. Fin 2006, il en dénombrait 266.493, dont 61.749 de moins de 25 ans (23 %).
Le graphique ci-dessous donne l’évolution du nombre de jeunes DEI de janvier 1990 à juillet 2007 inclus ; le trait fin représente les évolutions mensuelles et le trait épais donne la tendance. 1
De 1990 à 2006, l’augmentation du nombre de jeunes DEI (+ 2.882) est très inférieure à celle du nombre de DEI (+74.418) ; c’est un résultat encourageant, bien qu’il faille aussi prendre en compte l’allongement de la durée des études et l’accroissement du chômage structurel.
Néanmoins, pendant ces seize années, le nombre de jeunes DEI reste élevé. La moyenne est de 61.035 DEI de moins de 25 ans, avec un maximum de 76.548 fin septembre 1996 et un minimum de 42.409 fin juin 1990. Fin juillet 2007 il y avait 57.207 DEI de moins de 25 ans.
Ce résultat est d’autant plus navrant que l’évolution tendancielle (trait épais) pourrait s’expliquer par des effets conjoncturels. En effet, la Région wallonne a connu une conjoncture économique peu favorable au début des années nonante, une sensible amélioration aux alentours de l’an 2000 et des évolutions contrastées ensuite.
Peut-on en déduire que les mesures en vue de mieux insérer les jeunes sont peu efficaces ?
Un tel constat est superficiel et probablement inexact, à la fois d’un point de vue logique et d’un
point de vue scientifique.
D’un point de vue logique, on ne peut pas écarter l’hypothèse qu’il y aurait eu une sensible augmentation de la demande d’emploi des jeunes au cas où ces mesures n’auraient pas été prises.
D’un point de vue scientifique, le graphique donne le nombre de jeunes qui sont DEI, mais ne dit
rien à propos des embauches. Or la croissance de la précarité de l’emploi des jeunes se traduit
également par un plus grand nombre d’embauches.
On peut en inférer une meilleure connaissance du marché du travail et une meilleure efficacité de la
recherche d’emploi de la part des jeunes demandeurs d’emploi.
Aujourd’hui l’analyse de la transition de l’école à l’emploi ne peut plus faire l’impasse sur la
dynamique des embauches et devrait même s’intéresser à des ensembles de trajectoires individuelles.
Quoi qu’il en soit, il faut bien constater que l’ensemble des mesures prises à ce jour en vue de réduire l’importante demande d’emploi des jeunes en Région wallonne n’a pas été de nature à enclencher une diminution drastique de celle-ci.
Le fait qu’un certain nombre de jeunes sont fréquemment au chômage pendant leurs premières années
de vie professionnelle se traduit par une réduction de leur pouvoir d’achat et un risque sensible
de perte de qualification, en particulier de celle acquise en formation initiale.
Cela légitime les politiques menées en vue d’insérer les jeunes et d’accroître leur qualification.
2. Mentir pour agir
Pour justifier le choix des politiques menées en matière d’emploi et de formation, on fait
couramment référence à des modèles ; on parle, par exemple, du modèle anglo-saxon (libéral),
du modèle rhénan (corporatiste) ou du modèle scandinave (social-démocrate).
Chacun de ces modèles établit sa vérité en faisant l’impasse sur une partie de la réalité (celle
qui justifie un modèle différent et / ou contradictoire) et de l’histoire (celle qui nie
l’efficacité ou même l’efficience du modèle) ; la partialité de ces choix définit son degré
de mensonge.
Ce mensonge est inévitable, car on imagine mal des mesures qui renforceraient et réduiraient en
même temps l’intervention de l’État ou qui seraient à la fois innovatrices et corporatistes.
Toutes les mesures en vue de réduire le chômage pâtissent de mensonges semblables.
Cela signifie qu’à terme, les mesures deviennent inefficaces, car leur mise en œuvre génère des
effets négatifs liés à la part de la réalité qu’elles nient. Cela conduit également les décideurs
à passer d’un modèle à l’autre.
C’est ainsi que hier on a encensé le modèle libéral anglo-saxon contre les effets négatifs du modèle
corporatiste rhénan et qu’aujourd’hui on encense le modèle social-démocrate scandinave au nom des
effets négatifs du modèle libéral anglo-saxon.
On conçoit dès lors que se centrer sur un modèle qualifié de 'vrai' ou de 'bon' à l’exclusion de tout autre est une erreur récurrente.
En fait, les politiques de l’emploi et de la formation requièrent un cadre de réflexion plus large et mieux étayé. Ce cadre comprend au moins trois volets ; le premier concerne les antinomies du marché du travail, le deuxième les antinomies de la prise de décision politique et le troisième les représentations associées aux acteurs concernés.
3. Le marché du travail
Plus particulièrement, en ce qui concerne le marché de l’emploi et de la formation, on évoquera ici quatre antinomies : économie et sciences humaines, travail et emploi, socialisation et épanouissement, formation générale et qualifiante. Il en existe probablement d’autres, mais l’ambition de ce document se limite à décrire une méthode de réflexion.
3.1. Économie et sciences humaines
Pour l’économiste, des concepts tels que 'biens et services' 2 permettent de mettre en équations un certain nombre de réalités humaines. Il s’agit de réduire la volonté des acteurs à la maximisation des avoirs et de présumer que leur comportement est rationnel.
Ce sont des postulats très forts que les autres sciences humaines – anthropologie, histoire, sociologie, psychologie – mettent souvent à rude épreuve. Il en résulte que face aux mêmes problématiques, les solutions proposées par les économistes, d’une part, et les sociologues ou les psychologues, d’autre part, peuvent diverger sensiblement.
Comme cette antinomie se situe à la frontière entre des disciplines scientifiques bien établies, les conflits entre experts sont nombreux et ne sont guère aisés à surmonter. La moins mauvaise solution semble être la constitution d’équipes pluridisciplinaires ouvertes au dialogue et à la confrontation des idées.
3.2. Travail et emploi
Pour certains experts, la valeur travail serait revenue en force ; on serait loin des années
septante où certains spécialistes s’attachaient à réduire le temps de travail et à accroître
le temps libéré.
Pour d’autres, l’allergie au travail se serait accrue, la société serait devenue plus hédoniste et
la construction de l’identité se réaliserait de plus en plus souvent en dehors de la sphère du
travail.
Quand les experts ont des points de vue aussi divergents, cela vaut la peine d’examiner les choses
d’un peu plus près.
L’analyse montre que l’intérêt actuel pour le travail résulte du souci d’avoir un emploi et donc
une rémunération et une reconnaissance sociale. La prédominance de l’emploi rémunéré sur le travail
constitue la question clef qui permet de surmonter cette antinomie.
Plus l’accès à la rémunération gagne en valeur, plus le contenu du travail en perd ; tout ce qu’on
demande au travail, c’est de ne pas peser trop lourd tout en assurant un revenu suffisant. Il en
résulte que l’allergie au travail peut aller de pair avec la valorisation de l’emploi rémunéré.
Il en va tout autrement pour l’entreprise qui met davantage l’accent sur la quantité et la qualité du travail. 3
3.3. Socialisation et épanouissement
Pour John Locke, empiriste anglais considéré comme le père de la psychologie expérimentale, la
pensée conceptuelle de l’enfant se construit dans la perception qu’il a de son environnement.
Les penseurs du siècle des Lumières en ont déduit que pour assurer le développement le plus harmonieux
de l’enfant, il faut le laisser aussi libre que possible et totalement libre si possible.
4
D’autre part, toute société humaine a toujours consacré une part importante de son énergie à socialiser les nouveaux venus afin d’assurer son bon fonctionnement et de se perpétuer. Émile Durkheim, philosophe français considéré comme le père de la sociologie moderne, a formulé cette proposition de manière très convaincante.
Il en résulte que l’éducation oppose, depuis plus de deux siècles, l’épanouissement de l’individu en termes de valeur morale et sa socialisation en termes d’obligation morale. Il s’agit de l’opposition entre deux métaphysiques, celle qui sanctifie l’individu autonome et rationnel et celle qui sanctifie le système de valeurs dominant de la société.
Cette antinomie est un artéfact. Dans la réalité, l’immaturité des nouveaux venus tend à leur faire
accepter les valeurs dominantes et l’évolution des sociétés humaines est largement tributaire de la
qualité des actions individuelles.
Cet artéfact a cependant des effets bien réels. Il permet un découpage oiseux de la réalité ; on associe
l’image de « l’enfant-roi » au plein épanouissement du jeune individu et celle de l’ « esclave » au
jeune qui cherche à s’insérer dans la vie professionnelle.
Il incite à croire que la famille et l’école pourraient se consacrer au plein épanouissement des individus sans trop se préoccuper de leur socialisation et que la société ou l’entreprise pourraient fonctionner comme instances de socialisation sans trop se préoccuper de l’épanouissement des individus.
Les idées nouvelles en éducation et la précarité de l’emploi des jeunes renforcent la conviction de l’existence d’un tel clivage. La transition de la valeur morale à l’obligation morale est mal vécue et la société offre peu de lieux et de moments aux jeunes pour exprimer leur malaise.
Cette antinomie s’articule pleinement avec celle du travail et de l’emploi rémunéré et en accroît la pertinence : l’emploi est apprécié et le stakhanoviste est déprécié. Bien que les boucs émissaires de cet état de fait soient les fonctionnaires, c’est l’ensemble du monde du travail qui est concerné.
3.4. Formation générale et qualifiante
Les critiques envers le système d’enseignement concernent le niveau de formation – considéré
comme trop faible – et la formation initiale – considérée comme inadéquate face aux besoins
de l’économie –.
À l’analyse, il semble qu’il s’agisse davantage d’un conflit entre l’État et le monde de l’entreprise
sur les priorités du système d’enseignement : s’agit-il de servir prioritairement les besoins de
l’économie ou ceux de la société ?
Plus précisément, au cours des années quatre-vingt, les économistes ont mis en évidence l’impact
du système d’enseignement sur les performances économiques, un message que le monde de l’entreprise
a bien reçu.
Dès lors, l’entreprise cherche à se positionner dans le secteur de l’éducation. Comme cette matière ne
lui est pas familière, elle doit à la fois montrer une expertise suffisante dans les grandes
problématiques éducatives et justifier son rôle d’intervenant dans le choix des finalités.
Pour montrer son expertise, elle adhère à des choix qui ne correspondent pas nécessairement à ses
priorités. C’est ainsi qu’elle promeut le développement de la formation générale et les actions en
faveur des moins qualifiés alors que la formation qualifiante et les qualifications intermédiaires
rencontrent mieux ses besoins.
Pour justifier son rôle d’intervenant, elle met en avant son expertise dans les compétences des
travailleurs à leur poste de travail. Elle met l’accent sur l’inadéquation entre la formation
initiale et les compétences attendues, critique d’autant plus récurrente qu’il existera toujours
un écart entre les deux.
D’autre part, elle agit indirectement sur les programmes de formation via la Commission communautaire des professions et des qualifications (CCPQ) et sur la certification via le Consortium de validation des compétences, deux enjeux majeurs pour la fixation des curricula.
Dans ce conflit, le monde de l’entreprise a l’initiative. Le monde de l’enseignement a adopté une
posture défensive et s’arc-boute sur le concept de culture générale, souvent réduit à celui de
formation générale.
Ce recul relève d’une prise de conscience. En effet, l’enseignement n’a plus le monopole – l’a-t-il
jamais eu ? – de la formation générale. Plus le niveau d’instruction de la population augmente,
plus son rôle de dispensateur de la culture s’efface devant celui d’organisateur des savoirs
parcellaires et confus des élèves.
4. Le contexte politique
On examinera brièvement deux antinomies liées au contexte politique : démocratie et gouvernance, histoire et effets de mode. Ces deux antinomies sont loin de couvrir le champ.
4.1. Démocratie et gouvernance
La démocratie est en déclin ; la preuve la plus flagrante, c’est qu’elle est devenue une valeur : les partis traditionnels se présentent comme les « partis vraiment démocratiques » et promeuvent les « valeurs démocratiques ».
Un système qui réduit la voix d’une personne à une fraction infinitésimale ne peut ressortir que de
l’obligation morale. Il faut bien admettre que « la démocratie est le pire des systèmes…
à l’exception de tous les autres » selon le mot bien connu de Winston Churchill.
5
La démocratie consiste à partager le pouvoir avec plusieurs milliers ou millions de personnes,
c’est-à-dire, en fait, à renoncer à tout pouvoir. Par conséquent, traiter la démocratie comme
une valeur, surtout de la part de mandataires politiques, doit éveiller la suspicion au plus
haut point.
À cela s’ajoute que le pouvoir en place fait preuve d’une remarquable stabilité. Le déficit
démocratique est révélé par le souci de changer de gouvernement le plus rarement possible et
de le faire aux moments les plus opportuns, c’est-à-dire quand aucune question critique de
société ne risque de « fausser » le résultat.
En outre, on déplace les décisions les plus impopulaires vers le Conseil européen, ce qui dispense
les gouvernements fédéral, communautaires et régionaux de prendre trop de risques électoraux, mais
réduit fortement l’attrait de l’Union européenne auprès des citoyens.
Enfin, l’accès aux postes en vue est soumis à des règles aussi restrictives qu’occultes, qui excluent
la large majorité de la population des prises de décisions. Et comme moins il y a de personnes au
pouvoir, plus il y a de corruption, on passe d’une affaire à l’autre.
Pour justifier cette confiscation du pouvoir, on substitue au concept de « démocratie » celui de « (bonne) gouvernance ». Plutôt que de permettre un débat démocratique – à l’issue toujours incertaine –, on préfère se choisir des affidés, des relais censés représenter l’opinion de la population. 6
Un autre signe du déficit démocratique est le considérable effort de conditionnement de l’électeur, qui vante la « participation citoyenne » et condamne les votes extrémistes. De toute évidence, on dépense aujourd’hui plus d’énergie à mettre l’électeur en condition qu’à l’informer des réels enjeux du scrutin.
Ce déficit démocratique favorise une croissance régulière de stratégies individuelles peu respectueuses des règles de vie en société et encourage le mépris du bien commun au risque de déliter la société elle-même. C’est ce qu’on promeut sous le vocable de « société civile » 7 , une bien étrange expression de type « plus fois plus égale moins ».
C’est pourquoi le déficit démocratique s’accompagne d’un vibrant appel à la cohésion sociale, dont la traduction concrète est la soumission à des impératifs perçus comme étrangers par les personnes marginalisées par le système et qu’on tente de leur imposer en multipliant les stratégies d’information, d’assistanat et de moralisation.
Au stade ultime de cette pyramide de mensonges, on promeut une culture du succès et de la solidarité
dans l’espoir de se maintenir au pouvoir et de garder ses réseaux d’intérêts.
Ni le succès ni la solidarité ne sont des matières qu’on décide par loi ou par décret. Le succès résulte
de la réussite de stratégies individuelles et / ou collectives tandis que la solidarité naît là où
les conditions de vie communes sont extrêmes : guerre, pauvreté, prolétarisation, pénurie.
Après quoi on se demande – très sérieusement – pourquoi les banlieues flambent et l’extrême droite progresse. Et on s’émeut de ces pauvres citoyens « qui n’ont pas compris » parce qu’ils ont dit « non » à la Constitution européenne. Pour une fois qu’on leur demandait leur avis !
4.2. Histoire et effets de mode
Il fut un temps où l'on interrogeait l’histoire. Pour certains, elle nous inscrivait dans une évolution à poursuivre ; pour d’autres, elle permettait de bien connaître un modèle ancien à imiter. Sans oublier une histoire critique qui relativisait ces deux types de représentation.
Aujourd’hui on vit dans le présent. Les effets de mode ont quelque chose d’hallucinant et de
fascinant. À peine un nouveau gadget fait-il son apparition qu’une foule de gens se rue et proclame
avoir trouvé la solution décisive qu’on attendait depuis si longtemps !
L’oubli, propre à la nature humaine, permet de présenter des « solutions » anciennes comme « neuves »
et « révolutionnaires » à même de répondre à des problématiques qui sont semblables ou non à celles
du passé.
En matière d’emploi, on voit ainsi se succéder l’esprit d’entreprise, les nouvelles technologies
de l’information et de la communication, l’apprentissage des langues et / ou de l’informatique,
la mobilité géographique et / ou professionnelle, etc.
Bien sûr, il y a une part de vérité dans toutes ces propositions, mais la solution proposée tend à
remplir tout l’espace et les superlatifs abondent au point de tuer tout esprit critique. Et comme
on place trop d’espoirs dans ces solutions prétendument mirifiques, les résultats sont souvent
au-dessous des attentes.
Le principal inconvénient de ce monde miroitant de faux clinquants, c’est que rien ne s’inscrit
dans la durée et que l’énergie des administrations publiques erre d’une mesure à l’autre sans
jamais avoir le temps de les faire aboutir ni de les évaluer.
Cette manie de sauter d’une mode à l’autre permet de croire qu’on bouge et qu’on réalise plein
d’actions efficientes sans en fait progresser ni opérer de véritables choix.
Cela favorise également des stratégies d’évitement face à des réalités déplaisantes. Puisque les
effets de mode semblent pouvoir se substituer à l’histoire, on préfère introduire des énonciations
nouvelles plutôt que de prendre les problèmes à bras-le-corps.
Il en en effet plus aisé et plus rapide de modifier des dénominations et des méthodes de comptage que
de prendre en compte des réalités souvent très rétives au changement. La prépondérance des effets
de mode induit ainsi un renforcement de la langue de bois.
Le défi du décideur politique consiste dès lors à prendre en compte la dimension historique tout en donnant l’illusion de sacrifier aux effets de mode.
5. Les acteurs concernés
Ce que l’être humain supporte le moins, c’est la perte de sens. Dès qu’il en perçoit la menace, il tente de la conjurer en faisant flèche de tout bois ; il essaie de combler l’échancrure naissante avec ce qu’il lui passe par la tête. Il inclut et il exclut, il loue et il conspue, il décrète le bien et le mal et pour peu que cela dure, il crée même de nouvelles valeurs morales.
Or une société qui vante le travail comme source de richesse et qui ne donne pas de travail aux jeunes qu’elle vient de former, voilà qui pose problème ! Ce n’est hélas ! pas la seule aberration du monde contemporain.
Il ne faut donc pas s’étonner que se lèvent tant de censeurs, qui cherchent à calmer leur angoisse par des exclusions tous azimuts. L’expédient le plus simple est la désignation de boucs émissaires ; après quoi, il suffit de croire avec suffisamment d’aveuglement qu’une fois ces « suppôts du mal » mis hors d’état de nuire, le sens pourra renaître.
Dans le cas du chômage, on distingue cinq grands groupes de boucs émissaires : les chômeurs, les entreprises, l’enseignement, l’État et les travailleurs.
Pour chacun de ces groupes, il convient d’examiner comment on fabrique le sens permettant d’exclure et quelles solutions on en déduit ; puis on confrontera ces points de vue aux réalités. Enfin, le cas échéant, on examinera les « taches aveugles », c’est-à-dire, des réalités qui ont un poids réel et qu’on ne prend d’ordinaire pas en compte.
5.1. C’est la faute aux chômeurs
a. Les manques des jeunes
Construction du sens
On reproche aux jeunes de ne pas consacrer assez d’énergie à l’apprentissage scolaire, de ne pas avoir acquis les comportements requis par le monde du travail et de ne pas chercher assez activement du travail. On leur reproche également de manquer d’esprit d’entreprise.
Solutions proposéesIl faut encourager les jeunes à mieux se former, à mieux connaître le monde du travail et ses exigences et à chercher activement du travail. Il faut aussi développer et alimenter la culture entrepreneuriale.
RéalitésTrès vite les solutions débouchent sur la moralisation et la politique de la carotte (plan
d’accompagnement et suivi) et du bâton (activation du comportement de recherche d’emploi).
Bien que cette moralisation humilie le jeune chômeur, elle est d’autant mieux accueillie que son
arrière-plan idéologique est moins transparent, car elle offre un meilleur accès à l’emploi en
contrepartie d’un aveu selon lequel la cause du chômage est le chômeur.
Toutefois, pour certains, cela se réduit à des obligations en vue de maintenir leur droit aux
allocations, ce qui confère à ces démarches un caractère vexatoire ; dans ces conditions, le
demandeur d’emploi tend à multiplier les documents qui prouvent qu’il cherche effectivement du
travail.
Si on ajoute à cela qu’au contraire de ce que la construction du sens suggère, la large majorité des
jeunes cherche activement du travail, on pressent que l’impact de telles mesures est faible et que
vu leur coût élevé, leur efficience est médiocre.
Elles ont davantage pour fonction de légitimer les reproches à l’encontre des chômeurs
8
que de favoriser l’insertion professionnelle.
Une autre fonction importante de ces mesures est de permettre aux autorités de montrer à la population
qu’elles mènent des actions volontaristes en faveur des chômeurs.
Enfin, la majorité de ceux qui perdent le droit aux allocations entre dans l’inactivité, ce qui signifie que, bien que les exclusions permettent une régulation plus correcte des dépenses de chômage, globalement elles n’ont pas un effet positif sur le taux d’activité.
b. « Employabilité »
Construction du sens
Les acteurs de terrain mettent en avant les différences entre les individus : certains jeunes sont plus « employables » 9 que d’autres ; certains nécessitent plus d’aide que d’autres.
Solutions proposéesPour prendre en compte les différences entre les individus, on segmente les jeunes sur la base de critères tels que le genre, l’âge, le niveau d’études, l’expérience professionnelle, la durée d’inoccupation ou le lieu de résidence. Cela devrait permettre aux acteurs de terrain de renforcer leur efficacité en adaptant mieux leurs actions aux différents publics.
RéalitésLes analyses en vue de segmenter le public manquent souvent de finesse, car elles sont handicapées
par le poids très significatif du facteur individuel : des jeunes qui ont les mêmes caractéristiques
du point de vue de la segmentation peuvent avoir des comportements de recherche d’emploi très
différents.
Il en résulte que cette méthode débouche souvent sur des constats très globaux, qui sont à la portée
d’un conseiller professionnel ou en recrutement qui a quelques années d’expérience. On aboutit à
des constats tels que plus un jeune est qualifié et plus vite il trouve du travail après ses études,
mieux il s’insère dans l’emploi, par exemple.
L’importance du facteur individuel tend également à disqualifier l’utilisation de la segmentation en vue d’adapter les mesures aux différents publics. Sur le terrain, trop souvent on constate qu’on cible des personnes qui n’ont pas besoin d’aide et qu’on passe à côté de personnes qui en ont effectivement besoin.
c. Taches aveugles
1) Les mesures en faveur de l’insertion touchent de moins en moins les jeunes chômeurs, car ces derniers sont de moins en moins nombreux à être officiellement enregistrés comme chômeurs dans la plupart des pays européens.
2) Il est absurde d’offrir un revenu aux jeunes de dix-huit ans à condition qu’ils interrompent leurs études et patientent pendant neuf mois. Cela réduit le niveau de formation initiale de la population et cela engendre une perte de qualification pendant le stage d’attente.
5.2. C’est la faute aux entreprises
a. La priorité, c’est le profit, non l’emploi
Construction du sens
Les entreprises privilégient les gains de productivité. La croissance n’exclut pas les politiques de restructuration du personnel et les investisseurs encouragent les politiques de réduction du personnel.
Solutions proposéesLes gouvernements prennent des mesures plus ou moins contraignantes en vue de maintenir l’emploi et d’accroître les embauches, les stages et les formations. En particulier la réduction des cotisations sociales permet de réduire le coût salarial sans toucher au pouvoir d’achat.
RéalitésLes grandes entreprises sont contraintes de rentabiliser leurs capitaux propres. Idéalement elles devraient atteindre un taux de ROE (return on equity) d’au moins 15 % ; c’est le taux ordinairement pris en compte par les investisseurs.
Il en résulte des politiques de croissance basées sur l’investissement, sur la recherche appliquée et sur les délocalisations ainsi qu’une pression sur la sécurité sociale et les coûts salariaux ; cette pression a un effet déflatoire sur le marché intérieur.
Pour satisfaire les exigences des investisseurs, le système économique mondial fonctionne donc comme une voiture dont le conducteur appuierait à la fois sur le frein (pour le marché intérieur) et sur l’accélérateur (pour le marché extérieur).
Il en résulte qu’il est devenu douteux de lier la croissance de l’emploi à celle de la valeur ajoutée ; l’écart alimente prioritairement la croissance du capital et la marge bénéficiaire des actionnaires et si le taux de croissance du PIB reste situé entre 1 à 2 % par an, il peut satisfaire les exigences des investisseurs sans faire croître l’emploi !
Les tensions à l’intérieur du système socio-économique se sont déplacées. Elles opèrent de moins en
moins entre les exigences patronales et les revendications syndicales et de plus en plus entre les
contraintes des gestionnaires et les exigences de leur actionnariat.
L’effet sur l’emploi est catastrophique et c’est peut-être là qu’il faut chercher la première cause du
chômage important qui sévit dans la plupart des pays du monde.
b. L’entreprise « socialement responsable »
Construction du sens
Les délocalisations et les restructurations se traduisent par des pertes d’emploi et la croissance de l’emploi, en général annoncée lors de telles mesures, tarde souvent à se concrétiser.
Solutions proposéesUn courant d’idées récent souhaite que les entreprises mènent des politiques favorables à l’emploi. Il met en avant la conscience sociale de l’entreprise et veut favoriser les secteurs qui sont riches en d’emploi. Les plus moralisants vont jusqu’à parler de « responsabilité sociale de l’entreprise ».
RéalitésL’activité économique de l’entreprise n’a pas pour fonction première de résoudre la problématique de l’emploi et à ce titre, la « conscience sociale » de l’entreprise apparaît comme un luxe pour les entreprises qui peuvent se la permettre.
On justifie cette position par le fait que l’entreprise socialement responsable aurait de meilleurs clients, de meilleurs fournisseurs et ferait de meilleures affaires ; il est à tout le moins assez surprenant de justifier un choix éthique par la croissance des profits.
On explique aussi que les gestionnaires des entreprises pourraient convaincre les investisseurs d’adopter les mêmes choix éthiques, ce qui me semble d’autant plus illusoire qu’une part significative de l’investissement provient indirectement de l’épargne et des petits porteurs.
c. Emploi et environnement
Construction du sens
Certaines entreprises sont polluantes. Ce facteur est fréquemment mis en balance avec le fait que les entreprises procurent et créent des emplois. Il en résulte une perte de légitimité de l’entreprise : on la rend responsable des pollutions, de l’accroissement de l’écart entre les revenus et du mal développement d’un grand nombre de pays.
Solutions proposéesDu point de vue environnemental, on contraint les entreprises à respecter des accords conclus au niveau européen et au plan international (gaz à effet de serre, par exemple).
RéalitésEn fait, la nécessité de répondre aux exigences des investisseurs réduit sensiblement la marge de manœuvre des entreprises, ce qui les rend moins à même de mener des politiques sociétales et environnementales adaptées aux exigences récentes.
Plus fondamentalement, ce n’est pas parce que l’État ne remplit pas ses obligations ou n’est pas en mesure de le faire, qu’il faut demander aux entreprises de se substituer à lui ; les politiques en matière d’emploi et d’environnement relèvent en premier lieu des politiques publiques.
Du point de vue environnemental, les mesures ont bien du mal à se mettre en place. Les gouvernements veulent faire pression sur les particuliers, mais craignent des désaveux électoraux ; ils veulent faire pression sur les entreprises, mais ils craignent de compromettre leur compétitivité.
d. Taches aveugles
1) L’insistance sur les questions éthiques aux niveaux sectoriel et interprofessionnel tend à découpler les pratiques des entreprises des principes soutenus par leurs mandataires : par exemple, pour des raisons de coût, on emploie de la main-d’œuvre étrangère ou on fait appel à une sous-traitance étrangère, mais on insiste sur la nécessité de former mieux davantage de jeunes Belges aux métiers du secteur.
2) Le travail illégal est « évidemment » un autre problème. Il n’est cependant pas difficile de comprendre que plusieurs des contraintes évoquées précédemment sont de nature à maintenir, à la marge, une certaine part de travail au noir.
5.3. C’est la faute à l’enseignement
Globalement, on reproche à l’enseignement de mal préparer les jeunes au monde du travail et donc à l’emploi.
Ici, les censeurs ne s’en prennent pas aux jeunes, qui sont considérés comme le résultat plus ou
moins passif d’un système éducatif peu efficace ; ils s’en prennent au système d’enseignement et
d’éducation et parfois aux parents eux-mêmes.
C’est que les mêmes symptômes induisent à des rejets différents en fonction des préjugés et des
sentiments des censeurs.
Un problème de fond apparaît dès lors que l’enseignement, conçu initialement pour donner une formation générale et humaniste, est instrumentalisé pour servir les besoins de l’économie. Cela revient à se demander ce que notre société souhaite faire de ses enfants et là, clairement, les réponses divergent sensiblement, notamment entre parents, enseignants et économistes.
a. Formation initiale déficiente
Construction du sens
La formation initiale dans le métier est insuffisante et souvent datée, mal adaptée aux besoins actuels des entreprises.
Solutions proposéesAssurer une meilleure adéquation entre la formation initiale et le métier par la réalisation de programmes scolaires basés sur des définitions de métiers établis en partenariat avec le monde de l’entreprise (CCPQ).
Développer des formations prometteuses comme celles qui sont consacrées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ; améliorer le niveau des élèves dans des compétences très demandées comme l’informatique et les langues.
RéalitésLa procédure mise en place par la CCPQ semble lourde et peu efficace : décrire un métier, en déduire
des curricula, y former les enseignants, former des élèves pendant quelques années, cela requiert
beaucoup d’énergie pour obtenir des élèves bien formés aux métiers… d’il y a plusieurs années.
Une meilleure adéquation entre la formation initiale et le métier passe moins par la construction de
référents scolaires que par un accroissement des relations entre les enseignants des filières
qualifiantes et les praticiens du métier enseigné.
Les enseignements très valorisés (NTIC, informatique, langues) bénéficient d’une aura qui tend à surestimer leur efficacité en vue de trouver du travail ; une bonne connaissance du marché du travail et des pénuries récurrentes est certainement plus efficiente.
b. Orientation scolaire trop axée sur les personnes
Construction du sens
Les jeunes s’engagent massivement dans des filières sans grand débouché et évitent des filières où, pourtant, il y a de l’emploi.
Solutions proposéesAméliorer l’information sur les possibilités d’emploi tant auprès des élèves et de leurs parents que des enseignants et des services d’orientation scolaire.
RéalitésÀ l’analyse, les raisons du rejet de certaines filières semblent moins subjectives qu’il n’y paraît ;
ils semblent dus à des conditions de travail souvent pénibles, qu’il s’agisse d’ajusteurs,
d’infirmiers ou d’enseignants.
Je renvoie ici à l’antinomie entre travail et emploi. Tout ce qu’on demande au travail, c’est de ne pas
peser trop lourd tout en assurant un revenu suffisant et une reconnaissance sociale.
c. Méconnaissance du monde du travail
Construction du sens
Beaucoup de jeunes connaissent mal le monde du travail à l’issue de leurs études et sont par conséquent mal préparés à chercher du travail.
Solutions proposéesAccroître la connaissance du monde de l’entreprise chez les enseignants. Prévoir une formation à la recherche d’emploi pour les élèves en fin de cycle. Développer la formation en alternance dans l’enseignement et accroître le nombre de stages dans les formations qualifiantes.
RéalitésLe monde de l’entreprise soutient mollement la multiplication des contacts entre d’une part les élèves et les enseignants et d’autre part les entreprises. Tout en étant conscient de l’enjeu, il ne souhaite pas que cela devienne une charge trop lourde pour les entreprises.
d. Socialisation insuffisante
Construction du sens
Les entreprises se plaignent du comportement de certains jeunes : souvent absents, peu respectueux des règles et de la hiérarchie et manquant de conscience professionnelle.
Solutions proposéesDévelopper la formation civique : socialisation, formation à la démocratie, etc.
RéalitésAutant le comportement des élèves est suivi, discuté et analysé dans les pays anglo-saxons, autant ce sujet est peu étudié dans les pays latins, qui sont davantage enclins à s’en remettre à la « bonne relation pédagogique ».
De plus, dans les pays latins, l’approche est plus formelle : on enseigne le fonctionnement des institutions démocratiques plutôt qu’on n’habitue les jeunes à respecter des règles de civilité qui leur permettraient de mieux vivre et travailler ensemble.
e. Taches aveugles
1) Pendant longtemps, le niveau d’instruction s’est élevé suite à l’extension de la scolarisation
et à l’augmentation de la durée de présence à l’école (lutte contre l’absentéisme) ; pendant cette
période, les progrès pédagogiques ont pu être modestes sans entacher le résultat.
À présent que les jeunes sont quasi tous présents à l’école de trois à vingt ans, les seuls progrès
réalisables ne peuvent provenir que d’une amélioration de la pédagogie ; celle-ci est donc devenue
le problème central de l’enseignement.
Peu de gens en ont vraiment pris conscience, même dans l’enseignement.
2) D’un côté, on souhaite améliorer l’enseignement, ce qui représente forcément un certain coût ;
d’un autre côté, on trouve qu’il coûte trop cher, qu’on pourrait réduire son budget et libérer
ainsi des moyens pour des politiques économiques et sociales.
Ce paradoxe incite à vouloir améliorer l’efficacité des dépenses d’éducation. Il est toutefois à
craindre qu’en maintenant les dépenses d’éducation au-dessous d’un certain seuil ou dans un carcan,
les progrès espérés n’aient pas lieu.
Il semble plus opérationnel de conditionner le refinancement à une meilleure gestion des dépenses.
Mais les gouvernements en ont-ils, sinon les moyens financiers, du moins les moyens politiques ?
5.4. C’est la faute aux pouvoirs publics (hors enseignement)
a. Ils n’interviennent pas assez
Construction du sens
Les pouvoirs publics mettent en place de bonnes mesures, mais ils manquent de force et d’autorité et ne parviennent pas à les imposer. Alternativement, on dira aussi que les autorités publiques ne mettent pas en place les bonnes mesures et que c’est pour cette raison que les problèmes persistent.
En particulier, les économistes analysent la transition du chômage à l’emploi et son effet sur la situation socio-économique du jeune. Ils mettent ainsi en évidence les pièges à l’emploi et insistent pour que les pouvoirs publics prennent des mesures plus efficaces.
Solutions proposéesRenforcer l’efficacité des pouvoirs publics par un gouvernement plus réduit (où les accords sont plus aisés à prendre) et moins dépendant des médias, des électeurs et de certains groupes de pression. Il s’agit en fait d’assurer une meilleure gouvernance.
Les alternatives proposées relèvent d’un large spectre de stratégies différenciées.
À propos des pièges à l’emploi, les économistes évoquent plus volontiers une sécurité sociale trop généreuse que des salaires trop bas. Ils proposent de réduire les cotisations sociales pour les faibles revenus, ce qui diminue les risques de pauvreté tout en réduisant les coûts salariaux des entreprises.
RéalitésDans le cadre européen, les États sont tenus d’atteindre un taux d’emploi fixé à un certain
pourcentage et censé assurer un mieux-être collectif. En fait, les contraintes sont très grandes
et la difficulté d’obtenir des résultats contrôlés incite les États à agir sur les indicateurs
plutôt que sur les réalités.
Les États sont tentés de modifier les systèmes de comptage pour obtenir de meilleurs chiffres : c’est
ainsi que les « bons » élèves européens retirent des chiffres du chômage des pans entiers de la
population sous prétexte qu’il s’agit de personnes « handicapées », « inemployables » ou « en
stage de formation ».
Les alternatives aux mesures gouvernementales relèvent d’un large spectre de mesures variées et contradictoires, qui achopperaient probablement aussi, mais sur d’autres aspects de la même problématique. On retrouve ici la référence à des modèles différents et la part de mensonge qui appartient à chacun d’entre eux.
La réduction des cotisations sociales pour les faibles revenus implique une diminution des recettes
pour la sécurité sociale. L’État peut, le cas échéant, assurer l’équilibre de la sécurité sociale
par le recours à la fiscalité.
C’est ainsi que le consommateur ordinaire et tout particulièrement le travailleur participe au
financement de ces emplois. Il s’agit donc en fait d’une nouvelle forme de redistribution de la
richesse ; celle-ci ne va pas sans créer des tensions entre catégories sociales.
Les études économétriques mettent l’accent sur les pièges à l’emploi. Mais dans la réalité, un large
faisceau de facteurs psychologiques et sociologiques a un poids non négligeable sur l’insertion
professionnelle, ce qui tend à réduire la pertinence de ces études.
Par exemple, certains jeunes, peu qualifiés ou non, acceptent une perte de revenu à l’embauche avec
l’espoir de progresser dans l’entreprise tandis que d’autres, très qualifiés, reprennent des
études parce qu’ils estiment que la conjoncture économique n’est pas assez favorable.
b. Ils interviennent trop
Construction du sens
Les pouvoirs publics interviennent trop. Mieux vaudrait laisser faire le marché, afin de permettre aux acteurs économiques d’assurer une bonne régulation de celui-ci.
Solutions proposéesDéplacer les décisions de nature citoyenne (relevant directement du politique) vers des opérateurs privés, plus efficaces et plus rationnels et pour le reste, faire confiance au marché.
RéalitésPlus personne ne croit, sérieusement, aux bienfaits de la « main invisible » du marché. Le fait d’avoir confié un certain nombre de tâches des instances publiques à des entreprises privées a montré la nécessité d’une réglementation précise et contraignante 10 , ce qui réduit l’efficacité présumée des méthodes de gestion du privé.
c. Il y a trop d’administration
Construction du sens
Les administrations publiques sont lentes et passéistes. Les lourdeurs administratives sont un frein tant du point de vue économique que social.
Solutions proposéesModerniser l’administration, la faire fonctionner comme une entreprise privée, évaluer son travail et la contraindre à obtenir des résultats concrets et mesurables.
RéalitésCela revient souvent à ajouter les dysfonctionnements du privé à ceux du public. Ces dysfonctionnements se complètent : un travail peut être très long parce qu’il doit suivre la procédure complète ou être bâclé parce qu’il faut respecter une date limite.
Le problème est plus profond, car la logique de fond de l’institution publique n’est pas le profit, qui est aisément mesurable, mais le service public, sur la définition duquel il n’existe pas un consensus clair.
d. Il y a trop d’incivilités
Construction du sens
Les problèmes de violence, de délinquance et d’incivilité se multiplient ; cela relève de la compétence des pouvoirs publics. Et de toute évidence, en cette matière, les mesures qu’ils prennent sont un échec.
Solutions proposéesAgir sur trois plans : accroître la proximité policière et la sécurité ; apporter des réponses satisfaisantes aux cas sociaux ; renforcer la moralisation (interdire de boire, de fumer, etc.). Le but est de former de bons citoyens et de renforcer la cohésion sociale.
RéalitésOn assiste à un délitement du lien social sous le triple effet du culte de l’argent, de l’égoïsme cynique et de l’individualisme exacerbé. Le « tout au profit » et le déficit démocratique en sont probablement les causes principales. En fait, ce délitement du lien social touche non seulement les jeunes, mais aussi les adultes.
Peut-on sérieusement demander à un État, dont on conteste l’autorité et dont on cherche à réduire les moyens financiers, de résoudre des problématiques dont l’origine échappe très largement à son contrôle ?
e. Tache aveugle
L’insécurité est un autre problème. Mais en fait il est lié à la paupérisation, au chômage, au cynisme, au « tout au profit » et au déficit démocratique.
5.5. C’est la faute aux travailleurs
a. Partage du travail
Construction du sens
Ceux qui sont en place restent en place, ils ne libèrent pas de place pour les jeunes. Les dispositions légales et administratives favorisent les travailleurs au détriment des chômeurs.
Solutions proposéesPartager le temps de travail disponible.
RéalitésL’idée est généreuse, mais semble un peu trop simple. Elle fait l’impasse sur les qualifications des travailleurs et l’organisation du travail dans les entreprises
b. Tache aveugle
Un éventail de statuts légaux maintient des disparités qui ne sont pas toujours justifiées par la nature du travail ni par sa rétribution : ouvrier – employé – fonctionnaire, contrats à durée indéterminée ou à durée déterminée.
6. Voilier vent debout
C’est souvent après avoir joué que le joueur d’échecs aperçoit le bon coup ; pourtant il avait bien analysé la position sur l’échiquier, il l’avait fait longtemps. Cette frustration ressemble à celle du décideur politique qui prend des mesures en vue de faciliter l’insertion des jeunes après les études.
En fait, c’est dans une démarche zigzagante, quelque peu ivre, celle d’un voilier vent debout, que
doivent s’inscrire les politiques récurrentes en vue de réduire le chômage des jeunes.
Bien entendu, de fil en aiguille, des mesures sont prises, des dispositifs sont mis en place, des aides
sont octroyées, souvent en parallèle l’un de l’autre.
Le résultat final risque de ressembler à Neuschwanstein, ce château néo-médiéval où Louis de Bavière a tenté de réunir des lieux et des décors inspirés par l’œuvre de Wagner. C’est le cas en Belgique et en Région wallonne où on s’inspire d’un modèle ou de l’autre au gré des circonstances.
L’espoir, bien sûr, c’est que ces politiques à demi aveugles parviennent à répondre 11 , tant bien que mal, aux problèmes – bien réels eux – que les jeunes vivent au cours de leur entrée sur le marché du travail.
Francis Gielen, le 10 septembre 2007