Condé-sur-Marne, 25 mars 2011
À six heures et demie, je n'y tiens plus, je me lève, je fais mon sac, je range le gîte et je sors à
l'air libre.
J'achète une baguette et une canette de coca, puis je monte la rue de Thiers et celle du Bassin pour
rejoindre la ligne du C.B.R. (Chemin de fer de la Banlieue de Reims). C'est une rude montée.
Un peu plus loin, sur la ligne du C.B.R., je trouve un tronc, je m'assieds et je déjeune. Il y a de la
brume, il fait frisquet, mais la journée promet d'être belle.
Après l'affaire de la « brebis égarée », ma prise de distance vis-à-vis du
christianisme n'a pas cessé de croître, elle s'est paradoxalement nourrie du manque de conviction
religieuse des croyants.
Il me semblait que la foi et le mysticisme avaient déserté l'Église. Partout je ne rencontrais que des
Chrétiens de convenance, croyants par identité, par habitude ou par appartenance sociale, mais
dépourvus de foi authentique.
J'en ai tiré un pamphlet intitulé « les Chrétiens sans le Christ », visiblement inspiré par Georges
Bernanos. J'y soulignais que les Chrétiens ne semblaient pas croire au message évangélique.
Et moi aussi je me suis mis à en douter. Le christianisme m'est apparu comme un ensemble de rites et de
valeurs désuets, artificiellement maintenu en vie par conformisme. Le grand absent était Dieu !
Le GR suit le C.B.R. jusqu'aux Béguines, non loin de Villers-Marmery. Et là c'est la surprise. Le GR ne se dirige pas vers la Route forestière du Grippet comme sur mon guide, mais il reste sur le C.B.R. pendant un kilomètre, jusqu'aux Culettes.
Cela m'amuse parce que lors de la préparation de mon pèlerinage, je me suis demandé
pourquoi le GR ne suivait pas plus longtemps le C.B.R. Il pouvait aller directement vers Billy-le-Grand
en passant par le mont Tournant.
Il est vrai que ce tracé passe à distance de Trépail, où se trouve un hébergement. D'ailleurs, aux
Culettes, le GR quitte le C.B.R. pour se rapprocher de Trépail.
Voici comment on étend et on attache les ceps de vigne pour bien les exposer au soleil et permettre aux grappes de raisin de bien se répartir.
Reims n'est pas le Midi, il faut tirer parti du moindre rayon de soleil.
J'arrive à Billy-le-Grand, un petit village comme son nom ne l'indique pas. Je trouve enfin une poubelle et je peux me débarrasser des restes de mon déjeuner. Je m'assieds quelque temps pour écrire.
L'institution chrétienne ne se remet pas de l'absence de Dieu. Elle cherche à garder
ses ouailles et à convertir à tout prix soit en promouvant des errements anciens (en se référant à la
tradition) soit en se sécularisant (le concile vatican II).
Mais aucune de ces deux stratégies ne donne des résultats satisfaisants. Ce combat pour maintenir les
fidèles en son sein éloigne d'elle les mystiques les plus authentiques, qui ne perçoivent dans ces
manœuvres qu'un manque de foi et de spiritualité.
Il est dix heures, il me reste douze kilomètres à faire et j'ai annoncé mon arrivée à trois heures. J'ai tout le temps. À la sortie de Billy-le-Grand, je plaisante avec quelques personnes. Je me sens d'humeur gaie et joyeuse.
À la Voûte, les péniches passent dans un tunnel, un ouvrage d'art assez rare.
Il fait chaud, très chaud. Je suis fatigué suite à ma mauvaise nuit. Je peine, je bâille, je cherche un lieu où m'asseoir. Le premier banc que je vois est à l'entrée de Condé-sur-Marne. Je me repose quelques minutes.
Ces longues routes plates sous le soleil et dans la chaleur ressemblent plus à la meseta en été qu'à la Champagne en mars. En fait, je m'entraîne pour la meseta !
J'ai réservé au gîte d'étape de Denis Wolter, 3, chemin de Brabant. Je marche dans la direction de l'église. Je trouve la rue de Brabant. Le gîte est là, près de l'église. J'ai presque deux heures d'avance. Sous la halle, il y a un banc à l'ombre. Je vais m'y reposer.
À trois heures je me rends chez Wolter. On me dit qu'en fait j'ai réservé à l'hôtel. Je suis
décontenancé. Je demande de m'excuser et je me rends à l'hôtel du Soleil d'Or.
Une dame autoritaire me reçoit. Quand je lui dis que je suis fatigué, elle me dit qu'elle va me mettre
dans la chambre 5 « parce qu'on dort mieux dans un grand lit ».
La chambre est glaciale, je règle la vanne du radiateur. Elle me dit qu'elle ne met pas le chauffage en
route avant dix-huit heures.
Que me veut-elle ? Elle a beaucoup de sollicitude pour ma fatigue, mais elle n'en a guère pour le froid.
Cela éveille ma méfiance.
Dans la chambre, un écriteau précise que si jamais on lave du linge, on est éjecté de l'hôtel sur le
champ. Je dois pourtant laver mon tee-shirt à manches longues. Il gratte de partout à cause de la
transpiration.
En plus je voudrais laver le col de ma chemise. Je lave discrètement le col et je pose la chemise sur la
chaise l'air de rien. Cette chemise se lave très facilement et sèche très rapidement. Elle est
vraiment très pratique. On ne voit même pas que le col est humide.
Je rince mon tee-shirt bien à fond et je le sèche avec mon essuie micropore. Le reste du séchage passera
comme une lettre à la poste et l'humidité restante peut être attribuée à la transpiration.
Le problème est que mon essuie micropore est trempé. Je décide de prendre ma douche et de m'essuyer avec
mon essuie micropore plutôt qu'avec celui fourni par l'hôtel.
Plus je réfléchis, plus je me méfie de mon hôtesse. Sa sollicitude pour me donner une chambre avec un
grand lit ne cadre pas avec le reste. Ne chercherait-elle pas à me soutirer de l'argent ?
Je descends lui rendre l'essuie non utilisé et je lui parle du prix de la chambre. J'ai bien deviné : son
but était de me faire payer plus. Pas trop contente, la dame me cède la chambre 2 au prix initialement
prévu.
Et là c'est l'enchantement ! Une chambre agréable, chauffée par le soleil, avec plein de place (j'étais
fort à l'étroit dans la chambre 5) ! Et en plus, ici je n'ai pas de problème pour installer mon
appareil respiratoire.
Mon hôtesse est une arrangeuse. Je dois éviter de manger dans son restaurant, sinon elle va se rattraper. Prudence
et circonspection !
Je dors jusqu'à six heures du soir. Le chauffage est toujours coupé ! Vais-je devoir passer la nuit dans le froid ?
Je sors pour manger un peu. À la boulangerie j'achète deux petits croissants rassis. Le marchand est
d'une obséquiosité et d'une servilité à peine supportables.
Je les mange, puis je vais au bar, où je demande un café. Ils ne font pas de café ! Pourtant le
percolateur est bien visible devant moi. Je demande une boisson chaude. Ils ne font pas de boisson
chaude !
Finalement je dois me contenter d'un Perrier bien froid et très cher par ailleurs.
Dans quelle espèce de petite ville suis-je tombé ?
Si je m'appelais Morris, le dessinateur de Lucky Luke, et que je devais évoquer l'avenir de
Condé-sur-Marne, cela se réduirait à un vautour perché sur un arbre mort.
À Verzy au moins, je n'ai pas dormi dans une chambre froide et on ne m'a pas demandé un prix élevé pour
cela.
Je dois revoir mes étapes, car il n'y a pas d'hébergement à Saint-Léger. Plus tôt je le ferai, mieux cela vaudra. Mais il y a de quoi devenir fou. Les adresses que j'ai sur mes listes sont fausses, incomplètes ou datées.
Les gens ne répondent quasi jamais au téléphone. Quand ils répondent, ce sont des tiers qui ignorent s'il est possible de me loger. Ou encore la personne qui s'occupe de l'hébergement est absente pour plusieurs jours et elle seule est au courant. C'est hallucinant.
Pour le gîte de Lentilles, j'ai un gros problème. Je n'ai pas d'autre endroit où aller dans cette région. Le responsable du gîte est absent jusqu'à dimanche soir. J'insiste et j'obtiens le numéro de son portable. Il hésite un moment puis il accepte de m'héberger.
Après deux heures de tentatives diverses, je parviens à réserver jusqu'à Étourvy le quatre avril, mais
il reste un gros point d'interrogation pour la Loge-aux-Chèvres.
Cela me donne quand même une belle sécurité pour la suite du parcours.
Je vérifie la longueur des nouvelles étapes.
Entre Lentilles et Brienne-le-Château, il y a trente-quatre kilomètres par le GR et treize par
la route. Ceux qui conçoivent les sentiers de grande randonnée poussent parfois la plaisanterie fort
loin !
Lundi, j'essaierai de réserver jusqu'à Vézelay.
Quand je reviens à l'hôtel, mon hôtesse a déserté le bâtiment sans mettre le chauffage en route. En passant par l'escalier, je vois qu'elle a mis une couronne mortuaire autour de son compteur électrique.
J'aimerais connaître le temps qu'il fera demain, mais mon hôtesse a pris soin de couper la télévision.
Je tente d'obtenir la météo sur mon portable ; un répondeur me dit que le numéro a changé et vu le préfixe,
je comprends que c'est payant. Avec ce qu'il me reste de crédit, je n'ose pas essayer.
Heureusement le soleil a chauffé ma chambre. Je ferme les volets, j'enfile tous mes vêtements et je me glisse bien à fond dans mon sac de couchage pour résister au froid de la nuit. Comme les nuits sont claires, il gèle le matin.
Condé-sur-Marne, c'est spécial. Demain je fuirai cette localité à toutes jambes. J'en garde un souvenir impérissable.