Hommage à ma mère

Mimie
Mimie


Hommage à ma mère

Ma mère est née le trois avril 1928 dans une famille bourgeoise francophone de Flandre à Anvers, près du grand port, près de l’Escaut, le fleuve immense aux larges quais et quand ma mère a vu la Meuse, elle a eu du mal à croire qu’il s’agissait d’un fleuve.
Sur l’Escaut règnent les mouettes avec leurs cris qui appellent au voyage et à l’évasion. Et le week-end, comme beaucoup d’Anversois, ma mère allait à la côte, où elle retrouvait les mouettes, signe d’indépendance et de liberté.

Elle a eu une enfance qui rappelle celle de Brel, avec la grande maison et les servantes, car à l’époque, dans les milieux bourgeois, on se déchargeait des enfants en les mettant à la cuisine avec les servantes. Les enfants apprenaient plus par les servantes que par leurs parents. Quand ma mère évoquait son enfance, elle me parlait surtout des servantes, notamment de Sylvie, une liégeoise dont elle avait gardé un bon souvenir.

Pendant sa petite enfance, elle a été de santé fragile. Elle était souvent alitée, elle avait de fortes fièvres à tel point que dans sa famille, on disait que « c’était un oiseau pour le chat » et qu’elle avait peu de chance de survivre. Elle a eu un frère, Roger, né le premier mai 1932, de quatre ans plus jeune qu’elle, avec qui elle va avoir une grande complicité.

Elle a été très choyée par son père, Raoul Lagrange. Les Lagrange sont des gens d’argent, mais son père n’était pas doué pour les affaires et il s’est ruiné. Il a alors décidé de faire fortune en Amérique du Sud. Ma mère avait six ans et elle ne le reverra plus, car il décédera en Bolivie. Cette séparation a été une grande peine pour ma mère.

C’est ainsi que la mère de ma mère, Hélène Janssens, qui était aussi d’un milieu bourgeois, qui ne travaillait pas et qui avait une servante, s’est retrouvée sans ressources avec deux jeunes enfants.
C’est le père du père de ma mère, Arthur Lagrange, qui va leur venir en aide. Il le fera comme tout grand bourgeois, de manière parcimonieuse, en surveillant les dépenses de ma grand-mère et en exigeant beaucoup de reconnaissance.

Dans cette enfance un peu triste, il y aura une lueur, la sœur de son père, Tante Nelly, qui va lui apporter beaucoup parce que, au contraire de cette bourgeoisie étouffante, Nelly Lagrange est une anti-conformiste non dénuée d’esprit.

Et la guerre arriva. Ma mère avait douze ans. Elle habitait dans le quartier des diamantaires juifs, elle a assisté aux rafles et par solidarité, elle a sacrifié un polo pour se fabriquer une étoile jaune. L’étoile n’était pas une réussite et elle y a perdu un polo qu’elle aimait bien.
La guerre va aussi signifier la fin de sa scolarité et des déménagements. Vers la fin de la guerre, elle habitera à Kallo, à l’ouest d’Anvers, où elle va passer de bons moments.

Ma grand-mère maternelle, qui n’a jamais fait le ménage, va décider que ce sera ma mère qui fera le ménage, son frère en étant exempté ! C’est ainsi qu’à partir de quinze ans, ma mère va faire le ménage, la cuisine, la lessive et qu’elle va le faire toute sa vie jusqu’au moment où elle ne sera plus capable de le faire physiquement.
Cela, elle ne va jamais l’accepter. Elle va sympathiser avec le combat des femmes. Elle sera abonnée à Choisir pendant des années. Mais comme elle est d’un naturel indépendant, elle ne s’engagera jamais dans le mouvement.

Pendant la guerre, elle a eu un autre rayon de lumière, un berger allemand qu’on va lui offrir et qu’elle appellera Loup. Avec ce berger allemand, elle va faire de grandes balades, notamment le long de l’anti-tank (fossé de défense anti-char) rempli d’eau de Kallo. Loup aimait bien nager. Ces balades avec son chien seront une libération pour elle.

Et en même temps, l’oiseau pour le chat était devenu une jeune fille très belle. Elle restera belle très longtemps, et très coquette aussi, intéressée par les robes et les bijoux. Elle aimait la vie, la vie concrète, pas celle qui porte une majuscule et plane dans les cieux.

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Jeanne Moreau - Je ne suis fille de personne

Gaby et Maryse, les sœurs de ma grand-mère habitaient à Bruxelles et ma mère allait parfois à Bruxelles. C'est là qu'elle a rencontré mon père, Jean-Marie Gielen, un Bruxellois issu de la tradition catholique et dont la mère, Thérésa Aubrebis, née à Bruxelles, dont la famille est originaire de Wanlin, est la seule wallonne de la famille.
Ma mère a beaucoup aimé mon père.
Mon père était un sportif, dont les amis plus âgés sont entrés dans l’Armée Secrète. C’est ainsi qu'à la fin de la guerre, mon père est allé se battre en Allemagne comme volontaire de guerre. Ce sont ses amis résistants qui lui permettront d’obtenir un emploi d’ouvrier chauffagiste après la guerre.

Et ici deux malheurs vont frapper ma famille.
Tout d’abord, en 1953, mon père qui se déplaçait à moto pour son travail de chauffagiste, a eu un accident avec une fracture de la jambe, qui sera mal réparée et lui, qui aimait faire des grandes marches dans les Ardennes, va avoir une jambe raide et aura du mal à faire des longues distances. Cela va beaucoup jouer sur son moral.
Ensuite, il y a Roger, le frère de ma mère qui, entre temps, est devenu quartier-maître dans les forces navales belges. La marine belge a fait des manœuvres conjointes en face de Reykjavik, au cours desquelles on a fait un essai nucléaire en exposant les marins au rayonnement radioactif.
Plusieurs marins sont morts de la leucémie, dont Roger. L'armée n'a jamais reconnu sa responsabilité dans ce drame. Ma mère qui a vu mourir ce frère qu’elle aimait tant, à vingt-deux ans, en 1954, ne va jamais accepter cela. C’est en mémoire de lui que mon frère Christian va donner le prénom de Roger à son fils ici présent.

Parmi les quatre enfants que ma mère aura, je commencerai par la troisième, Claudine, née en 1955, parce que ma mère, qui souhaitait avoir une fille, a d’abord eu deux garçons, Christian en 1950 et moi en 1949.
Elle souhaitait avoir une fille parce qu'une fille porte une robe, met des bijoux et se coiffe. Or à l’époque, le modèle de la petite fille, c’est Shirley Temple. Sur la photo, ma sœur, qui a trois ans, ressemble un peu à Shirley Temple petite fille, avec la particularité que comme ma sœur n'a pas de boucles naturelles, ma mère a dû lui mettre des bigoudis. Inutile de dire que ma sœur n'appréciait pas ce traitement !
Son quatrième enfant sera Cécile ici présente, née en 1961 sous le prénom de Renaud.

En 1956, un héritage permet à nos Parents de quitter Anderlecht (à Bruxelles) pour aller s’installer à Waterloo, qui était un petit village rural à l'époque. Dans la nouvelle maison, il y avait aussi un grand jardin. Et ma mère, pour se libérer du poids du ménage, a donné libre cours à sa passion pour les fleurs, les roses, les rhododendrons. C’était une autre forme d’évasion.

La chanson que je vous propose est une belle chanson sur la maternité et la paternité. J’ai choisi quatre chansons qui plaisaient à ma mère quand elle était en maison de repos.

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Gérard Manset - Quand tu portes

Entre temps, mon père s’était installé à son compte pour réaliser des appareils de régulation thermique, mais lui aussi, comme le père de ma mère, n’avait pas le sens des affaires.
De temps à autre, ma famille bénéficiait d’un héritage venu des Lagrange. Mon père offrait à ma mère une robe ou un bijou et il utilisait l’héritage pour combler les dettes et relancer ses affaires.
Pour ma mère, c’était une situation d’autant plus difficile que sa famille bourgeoise ne comprenait pas qu’on pût utiliser l’argent pour se nourrir. Pour les Lagrange, l’argent servait avant tout à faire de l’argent.

Les relations entre ma mère et mon père se sont peu à peu détériorées. Et quand cela allait trop mal, ma mère se consolait avec ses enfants, avec son jardin et aussi avec Mordaise, le berger allemand de mon père.
À propos de Mordaise, iI y a quelque chose que mon père n’a jamais su. Mon père travaillait très tard le soir et il se levait aussi très tard. Par contre ma mère se levait tôt pour faire le ménage dans le calme et en avoir fini tôt.
Le matin, Mordaise demandait à sortir. Ma mère le laissait sortir et comme le jardin n’était pas fermé, le chien allait faire un petit tour dans Waterloo. Et comme il était un chien intelligent, il revenait toujours avant le lever de mon père.
Ma mère allait aussi promener Mordaise dans la forêt de Soignes. Elle laissait le chien partir tout seul dans les bois. Elle promenait de son côté et le chien la retrouvait toujours aux mêmes endroits. Ainsi le chien faisait sa promenade comme il l’entendait et elle aussi. C’était typique de la mentalité de ma mère.

Ma mère s’intéressait aussi aux activités de ses enfants. Par exemple, quand j’ai fait du grec au collège, elle s’est mise à l’apprendre avec moi. Elle était toujours très curieuse et très intéressée par ce que ses enfants faisaient.

Au début des années septante, les affaires de mon père vont tourner très mal. Comme il n’y avait plus d’héritage en vue, mon père a fait faillite et a dû vendre la maison. Ma mère a beaucoup pleuré à l’époque.
Nous devions louer et comme ce qui était près de Bruxelles était trop cher, nous avons cherché en Wallonie. C’est ainsi que nous avons atterri à Bois-de-Villers, puis à Bousalle et enfin à Haillot, où nous avons acheté une ancienne ferme.

La manière de réagir de ma mère face aux difficultés est intéressante. Confrontées aux coups du sort, certaines personnes se lamentent, d’autres veulent se venger et d’autres encore jouent aux martyrs. Ma mère, elle, rebondissait.
À chaque fois, elle se reconstruisait dans quelque chose qui l’intéressait. C’est ce que les Grecs appelaient l’arètê et les Romains la virtus. C’est l’aptitude à toujours vouloir devenir ce qu’on est et à ne pas se laisser gagner par le ressentiment.
Vouloir libère, vouloir devenir ce que notre organisme est dans le monde dans lequel il se trouve, apporte la joie et la jubilation. Laissons tomber tout le bien, tout le mal, le présent et le passé et projetons-nous dans le futur.
Ma mère aimait beaucoup les chansons d’Édith Piaf et il y a une chanson de Piaf qui exprime cela merveilleusement bien.

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Édith Piaf - Non, je ne regrette rien

Ma sœur Claudine s’est passionnée pour les chevaux au point d’arrêter les études. Et ma mère, qui était à l’écoute des passions de ses enfants, s’est prise de passion pour l’équitation.
Elle va acheter un cheval dont personne ne voulait parce qu’il était un peu roublard – notamment il aimait bien se délester de son cavalier – et elle va s’en faire un ami dans une relation de complicité.
Elle va voyager avec lui, aller chez Tante Nelly à Anvers, aller en Allemagne, aller en France. Et tous les jours, quand elle le pourra, elle fera une promenade avec son cheval.

De la même manière, elle va s’intéresser aux oiseaux, notamment aux oiseaux d’eau et aux oiseaux de mer. Elle va avoir la passion des rapaces, ces oiseaux au vol altier et majestueux.

Et quand Yul mourra, pris dans les glaces en hiver, ici même à Haillot, elle va de nouveau se tourner vers les chiens, vers Duke un groenendael, Jade un tervueren et surtout U-Two, aussi un tervueren. Elle aura avec U-Two une complicité très forte.
U-Two était un beau chien qui a gagné des prix de beauté, qui faisait de l’agility et qui sautait très bien. Puis il y aura Vaillant, un colley tricolore qui lui aura survécu.
À force de marcher avec ses chiens, elle va devenir une grande marcheuse. Et c’est ainsi que l’oiseau pour le chat est devenue une belle femme et une grande marcheuse.

Malheureusement, en 2011, elle a eu un problème vasculaire cérébral qui a touché le lobe frontal, ce qui va fortement diminuer ses facultés. Elle n’a jamais voulu aller en maison de repos, mais il y a un an et demi, j’ai été forcé de l’y mettre parce qu’il n’y avait plus moyen de faire autrement.

Son dernier ami aura été Tiloup ici présent. Quand elle est devenue trop faible pour quitter son lit, je lui ai offert cette peluche qui est censée représenter un berger allemand et comme ma mère ne savait plus parler, je l’ai appelée Tiloup en souvenir de Loup avec qui elle se baladait le long de l’anti-tank de Kallo. Ma mère s’était fort attachée à Tiloup et c’est pour cela que j’ai voulu l’emmener ici. C’était son dernier copain.

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Gérard Manset - Toutes choses

Encore un mot. En une demi-heure, il naît dix mille enfants de par le monde. Ils sont tous différents, c’est là un effet de la reproduction sexuée. Tous les organismes sont différents et les milieux dans lesquels ils vont vivre sont souvent différents aussi. C’est par l’adéquation entre leur milieu et ce qu’ils sont réellement qu’ils pourront accéder à la joie.
Je crois que cela, ma mère a réussi à le faire, du moins jusqu’à un certain point. Et j’espère que les dix mille enfants qui viennent de naître parviendront à le faire aussi.