Évaluation,
pilotage
et prospective
PLAN DU TEXTE
1. Évaluation
1.1. La « fureur » d’évaluer
1.2. La difficulté à évaluer le travail éducatif
1.3. L’audit d’établissement
1.4. Les parcours scolaires
1.5. Les blessures d’amour-propre
1.6. La contingence en éducation
1.7. La tyrannie médiatique de PISA
2. Pilotage
2.1. La « fureur » d’encommissionner
2.2. Le pilotage du système éducatif version CFWB
2.3. Un pilotage stratégique
2.4. Groupes gyroscopiques
3. Prospective
3.1. Quel avenir pour l’école ?
3.2. Quelques constats inquiétants
3.3. Projet éducatif global
3.4. Qui veut changer l’école ?
3.5. Et si l’école n’était pas à la hauteur ?
Notes et références
1. Évaluation
1.1. La « fureur1 » d’évaluer
Ce qui ressort fortement du contrat stratégique pour l’éducation, c’est la volonté d’évaluer l’action du système éducatif en vue de la réguler. Les termes « évaluer », « évaluation » et apparentés apparaissent des dizaines de fois dans le document et concernent tant les acquis des élèves que d’autres indicateurs du système scolaire.
Hormis quelques objectifs en accord avec la stratégie européenne pour l’emploi, le contrat stratégique est peu précis sur les items à évaluer, sur les motifs qui justifient d’autant évaluer et sur l’usage qui sera fait des résultats obtenus. L’évaluation se justifie d’elle-même et semble consacrée comme une fin en soi.
1.2. La difficulté à évaluer le travail éducatif
La difficulté de l’évaluation en éducation provient de ce qu’on cherche à évaluer le travail de personnes (le personnel enseignant) en observant le comportement d’autres personnes (les élèves) alors que ce comportement est largement tributaire de facteurs sur lesquels le corps enseignant n’a pratiquement aucune prise (milieu familial, environnement socio-économique notamment).
Dans le même ordre d’idées, on pourrait évaluer la compétence des journalistes en mesurant la connaissance des questions d’actualité par le grand public.
Omnis comparatio claudicat2 : chacun peut se désintéresser de l’actualité et ne pas vouloir être informé tandis que les élèves sont contraints d’aller à l’école et sont en général encouragés par leur entourage à réussir leurs études. Cela ne signifie pas que les élèves sont d’office intéressés par l’apprentissage scolaire, mais à tout le moins ils sont bien obligés de se soumettre à l’action didactique.
Cela dit, la comparaison avec les journalistes met en lumière qu’il n’est guère aisé d’évaluer l’action éducative sur la seule base des résultats scolaires. Pour réduire les risques de biais, il vaut mieux évaluer des ensembles comme les établissements scolaires ou les systèmes éducatifs nationaux et introduire des considérations qualitatives comme la plus ou moins grande culture scolaire des élèves.3
1.3. L’audit d’établissement
La complexité de l’action éducative nécessite l’emploi d’outils adaptés : audit, observatoire des pratiques, dispositifs d'auto-évaluation, démarches " qualité ".
Dans vingt-trois des trente pays européens examinés par Eurydice, l’établissement scolaire est au cœur du système d’évaluation. Il est d’ordinaire évalué par un corps d’inspection externe.4
Pratiqué par l’Académie de Lille, l’audit bénéficie de l’apport académique de Lise Demailly5 et de ses collaborateurs, à deux pas de chez nous. Le contenu et la méthode de l’audit doivent s’articuler sur les spécificités de l’action éducative en milieu scolaire.
Une formule serait de faire réaliser tous les trois ans un audit de chaque établissement par une équipe d’inspecteurs formés à cette fin. Cet audit n’exclut évidemment pas l’évaluation à l’aide d’indicateurs, mais il permet de mieux prendre en compte la complexité de l’action éducative et de contextualiser les informations obtenues à l’aide des indicateurs.
1.4. Les parcours scolaires
La scolarité zigzagante d’Albert Einstein est un sujet rabâché dans le monde enseignant. Le rejet de l’école et la formation autodidacte d’Einstein constituent en quelque sorte un acte d’accusation à l’encontre du système scolaire.
Sans être aussi excentriques, les parcours scolaires des élèves sont souvent déroutants. Un parcours « littéraire » jusqu’à la sixième suivi d’un choix « matheux » à l’université, des élèves brillants qui déçoivent, des élèves faibles qui font de hautes études.
Moi-même, j’ai doublé deux fois au cours de mes humanités (une fois en religion et français,6 une fois en néerlandais7), mais j’ai terminé brillamment mes gréco-latines (deuxième en rhétorique) pour faire des études d’ingénieur civil suivies quelques années plus tard par une licence en sciences psychologiques et pédagogiques (grande distinction dans les deux cas).
1.5. Les blessures d’amour-propre
Mais je ne porte pas l’école dans mon cœur.
Les blessures d’amour-propre ont des conséquences durables quand elles touchent les jeunes gens. Il semble que les enseignants soient prompts à déguiser leurs carences et qu’ils aient du mal à croire que les élèves ont de l’esprit ou qu’ils peuvent réaliser un travail de qualité.
J’en donne trois exemples vécus dans l’encadré 1.
Encadré 1 – Blessures d’amour-propre Je sèche sur l’exercice de géométrie de l’examen de fin d’année. Il s’agit de démontrer
une relation entre plusieurs segments de droite. Peu à peu je réalise que cette relation
est fausse. Finalement, dans ma réponse, je démontre son inexactitude. *-----*-----* L’enseignante d’anglais nous demande de réaliser un commentaire en langue anglaise d’un
poème particulièrement misanthropique de Shakespeare. Je m’ingénie à retourner
l’argumentation de l’auteur pour en tirer un texte philanthropique. *-----*-----* Nous devons réaliser le commentaire d’un livre. Pour moi, ce sera « Notre prison est un
royaume » de Gilbert Cesbron (ce livre traite des raisons qui conduisent un élève à se
suicider). Je me passionne pour ce travail et j’établis un parallèle avec une tragédie
en cinq actes, ce qui me permet de discuter les unités d’action, de lieu et de temps. |
1.6. La contingence en éducation
Durant dix ans, dans les années quatre-vingt et au début des années nonante, un instituteur m’a accueilli dans sa classe, un degré moyen primaire, à raison d’au moins un jour par semaine. À cette occasion, j’ai pu observer de près à quel point les parcours scolaires sont contingents. J’en donne trois exemples dans l’encadré 2 (les prénoms sont volontairement modifiés).
Encadré 2 – Parcours scolaires Jean-Christophe arrive en troisième année. Il est assez bon élève. Mais il a un point
faible évident : l’orthographe. Nous diversifions les méthodes d’apprentissage pour
constater que c’est la méthode auditive qui donne les meilleurs résultats. Nous nous
en occupons activement pendant deux ans. *-----*-----* Thomas arrive en troisième année ; il a un profil scolaire faible : difficultés en
français et en mathématiques. Son milieu familial est modeste et peu scolaire. Il se
trouve que cette année, nous avons mis l’accent sur la discipline au travail : plumier
en ordre, cahiers prêts à l’emploi, écoute en classe, application, ordre, soin, etc. *-----*-----* Ma mère est d’origine anversoise. Voici qu’arrive en troisième année le jeune Bart avec
ses « amai », ses mots et ses expressions qui flairent si bon le Nord du pays. |
Dans les trois cas de l’encadré 2, les événements sont logiques et explicables après coup. Mais si on rembobine le film des événements, la probabilité que cela se passe ainsi est particulièrement faible.
Jean-Christophe aurait bien pu passer dans un autre degré moyen de l’école. Et rien ne le prédestinait à aller justement dans cette cinquième année-là. Et combien d’événements contingents faudrait-il solliciter pour expliquer l’intérêt de l’instituteur pour la pêche et l’émergence de l’attrait de l’enfant pour ce passe-temps ?
De même pour Thomas. De nombreux événements dans nos groupes-classes précédents expliquent pourquoi nous nous sommes intéressés à ce moment-là à la discipline au travail et il faudrait sans doute mobiliser pas mal d’informations dans l’anamnèse des jumeaux pour expliquer pourquoi à ce moment-là, cela a pris du sens pour lui et pas pour son frère.
Et de même pour Bart, dont le père travaille dans la marine marchande. Comment se fait-il qu’il vienne habiter si loin en Wallonie, près de Namur ? Et juste auprès de cette école ? Sans compter tous les événements contingents qui expliquent pourquoi moi, un francophone, je trouve de l’attrait à des expressions flamandes ?
Rien n’est vraiment dû au hasard ; tout est explicable, mais seulement a posteriori. On ne peut pas organiser des coïncidences de ce type. Tout est logique, mais non prévisible. Et les chances pour que le même scénario se reproduise sont minces.
Il s’agit de contingences seulement explicables par les histoires personnelles, de contingences au sens que leur donne Stephen Jay Gould quand il traite des « surprises » de l’évolution mises en évidence par la paléontologie.9
Toute l’œuvre de Fernand Deligny s’éclaire quand on prend en compte ce concept de contingence. « L’éducateur est un créateur de circonstances. » écrit-il et il vient avec une peau d’ours avant le début des cours, ce qui change l’ambiance dans le groupe-classe.
Cela ne signifie pas que la stratégie de la « peau d’ours » est la bonne. Cela signifie seulement que certaines « co-incidences » font signe et permettent à l’agir d’ « ad-venir ».
D’où l’on pressent bien que la pédagogie différenciée peut être tout autre chose qu’une adaptation aux stratégies d’apprentissage privilégiées par l’élève !
En tout cas, cela doit nous inciter à rester modestes dans nos appréciations et dans la croyance en l’efficacité de nos stratégies éducatives, à relativiser l’efficacité des mesures de doublement et à interpréter l’évaluation des acquis des élèves avec beaucoup de prudence.
1.7. La tyrannie médiatique de PISA
L’enquête PISA 2000 a beaucoup fait parler d’elle et la compréhension de l’écrit s’est trouvée promue au rang d’apprentissage scolaire par excellence.
Quand on sait combien cet apprentissage est peu développé dans les classes (en tout cas, au-delà de la simple recherche d’informations) et combien il dépend de situations extrascolaires (Lit-on beaucoup à la maison ? Et discute-t-on à propos de ce qu’on lit ? ), le succès de la compréhension de l’écrit témoigne surtout de la méconnaissance de l’école.
Le contrat stratégique déborde d’ingénuité à ce propos. La lecture, à laquelle on a adjoint l’écriture (pour faire rime probablement – d’autant qu’on a curieusement oublié l’oral), se réduit à la compréhension de l’écrit (rien sur la lecture silencieuse, ni sur la lecture à haute voix, ni même sur la lecture de livres entiers recommandée par de nombreux experts).10
La langue maternelle semble réduite à cette seule activité de compréhension de l’écrit portée au pinacle et dont on postule qu’elle s’améliorerait si les enfants apprenaient à mieux « déchiffrer » en première année primaire.11
Ni la grammaire ni l’orthographe ni l’analyse ni la conjugaison ni le vocabulaire ni la rédaction ni la récitation (et j’en passe) ne semblent avoir droit de cité dans l’apprentissage de la langue maternelle. Imperatrix dixit PISA.
Qu’on me comprenne bien ! Je ne nie pas que la compréhension de l’écrit est un savoir-faire important ni qu’il a une incidence sensible sur les capacités d’apprentissage des élèves. Mais il a suffi d’une enquête médiatisée à l’extrême pour qu’on se centre sur ce seul savoir-faire et qu’on en fasse l’étalon de mesure des performances scolaires des élèves (?).
Il faut tout de même rappeler que l’objectif de l’enquête PISA n’est pas de mesurer le niveau scolaire des élèves, mais d’évaluer l’aptitude à apprendre des jeunes de quinze ans. C’est en fait une évaluation diagnostique (avant formation), ce qui explique que l’enquête se centre sur la compréhension de l’écrit, la culture mathématique et la culture scientifique.
PISA ressemble davantage aux rébus, aux mots croisés ou aux expériences scientifiques amusantes qu’aux apprentissages scolaires ordinaires (dits « formels »).
L’OCDÉ s’intéresse avant tout au développement économique et donc au potentiel en matière grise des pays, ce qui est parfaitement cohérent, mais l’enquête PISA ne mesure pas le niveau réel de connaissances et de savoir-faire scolaires des élèves en fin de formation (évaluation certificative).
Je concède que le contrat stratégique parle longuement du CEB et invite la Commission de pilotage « à remettre un avis sur les meilleures modalités d’évaluation certificative » (mesure 6 de l’orientation 2.2).
Néanmoins il convient de distinguer clairement
évaluation certificative et évaluation diagnostique.
Le contrat stratégique souhaite aussi se centrer sur les « schmilblicks12 de base ». Mais même quand on lit le contrat stratégique plusieurs fois, on ne parvient pas à savoir en quoi consiste pratiquement la suppression des « cours au choix »13 dans le premier degré. Et c’est pourquoi les latinistes – et pas mal d’enseignants dans d’autres disciplines – sont inquiets !
2. Pilotage
2.1. La « fureur » d’encommissionner
Ce qui ressort également du contrat stratégique pour l’éducation, c’est la volonté de piloter le système éducatif. Les termes « pilotage », « piloter » et apparentés apparaissent des dizaines de fois dans le document.
En fait, un examen plus attentif montre que le terme « pilotage » intervient quasi uniquement dans l’expression « Commission de pilotage » et que ce qui est surtout mis en avant, c’est le renforcement de la commission plutôt que le pilotage proprement dit.
Cette dérive existait déjà dans le décret missions et avait provoqué la colère de Gilbert de Landsheere à l’époque14 :
« Le pilotage mis en place a peu de rapport avec celui que nous avons préconisé. En cette matière, particulièrement au moment de la définition de socles de compétences, nous avons régressé. »
(Rapport du IVe Congrès de la Wallonie du futur, octobre 1998).
2.2. Le pilotage du système éducatif version CFWB
En réponse à ces critiques, la Communauté française a voté un décret relatif au pilotage du système éducatif le 27 mars 2002. Ce décret précise qu’il s’agit d’accompagner les réformes pédagogiques en s’appuyant sur une évaluation correcte du système éducatif et en agissant sur les programmes, les formations destinées au corps enseignant, les outils pédagogiques et la recherche en éducation.
Selon nos habitudes démocratiques, nous avons constitué une commission où se retrouvent les parents, les syndicats d’enseignants, les chercheurs universitaires, les réseaux, l’administration et les inspecteurs.
Cela fait une structure lourde d’environ trente personnes (sans compter les suppléants) où le respect par chacun du mandat qui lui est imparti risque toujours de l’emporter sur le souci d’un pilotage efficace et consensuel du système éducatif.
Nous avons tenu compte de la pilarisation et de toutes les contraintes qui condamnent depuis des décennies notre système d’enseignement à une rigidité favorable à l’immobilisme. Il faut beaucoup d’optimisme ou une volonté bien arrêtée de ne rien changer pour accorder du crédit à un pilotage conçu de cette manière.
Il n’est guère étonnant qu’en un peu plus de deux ans, depuis l’installation de la Commission de pilotage en octobre 2002, le travail réalisé soit peu convaincant : deux rapports d’activité, un avis sur le CEB et quatre avis provisoires sur la consultation des enseignants.
Le contenu des avis est relativement pauvre ; il met en exergue peu d’éléments neufs et des constats déjà anciens. Il est un excellent reflet du risque du manque d’efficacité d’une commission qui cherche avant tout à arrondir les angles et à éviter les problèmes concrets (et souvent dérangeants) en vue de ne froisser aucun de ses membres.
Cela dit, cela vaut tout de même mieux que la situation antérieure où aucune instance de régulation comparable n’existait. Nous pouvons regretter de ne pas avoir une vision plus dynamique du pilotage, mais chez nous la culture politique est telle qu’il semble presque impossible de surmonter nos lourdeurs institutionnelles et administratives.
2.3. Un pilotage stratégique
Dans le cas de l’enseignement, il existe un fossé (pour le moins) entre les décideurs traditionnels et les acteurs de terrain.15 Il est dès lors peu opérationnel de faire comme si tout baignait dans l'huile, de croire que les indicateurs reflèteront correctement la réalité et que les décisions seront loyalement mises en oeuvre.
Beaucoup d’initiatives et d’actions sur le terrain ne sont pas reconnues par les instances de décision. Elles sont d’autant moins reconnues qu’elles sont susceptibles de remettre en cause la compétence des décideurs et / ou qu’elles se situent dans des cadres de référence ignorés – ou même rejetés – par les décideurs.
Les inspecteurs sont idéalement placés pour mesurer à quel point la situation est critique de ce point de vue. Parmi de nombreux documents qui font état de cette situation, je mentionnerai le rapport de Michel Odrovic concernant les résistances au changement dans le cadre de la réforme du premier degré (Informations pédagogiques n° 29, AGERS, octobre 1996).16
2.4. Groupes gyroscopiques
On se trouve aux antipodes d’un « pilotage stratégique » fondé sur un organe souple, rapide et indépendant, bien informé aux plans formel et informel, à même de formuler des propositions en vue d’améliorer la qualité de l’enseignement et d’orienter l’information et la formation des acteurs de terrain en conformité avec les axes prioritaires décidés par le parlement de la Communauté française.
Pour injecter un peu de souplesse dans cette structure, je propose la mise sur pied d’un groupe technique composé d'inspecteurs, d'enseignants et de chercheurs, qui pourrait communiquer à la Commission de pilotage du système éducatif des informations de première main sur le fonctionnement du système éducatif et les améliorations possibles en conformité avec les missions de la commission.17
Il serait constitué, par exemple, de quatre sous-groupes de quatre ou cinq personnes particulièrement compétentes dans l’enseignement fondamental, l’enseignement spécial, l’enseignement secondaire et l’enseignement de promotion sociale.18 Il importe de garantir leur indépendance et leur liberté de parole.
Un gyroscope est un appareil constitué d’un disque lourd tournant à grande vitesse autour d’un axe, ce qui lui permet de conserver la même direction. Ces spécialistes pourraient notamment éclairer les ministres et les administrations sur la cohérence des mesures avec les grands axes des réformes afin d'éviter que l'urgence du moment ne l'emporte sur une stratégie éducative à long terme.
3. Prospective
3.1. Quel avenir pour l’école ?
Ce qui manque au contrat stratégique, c’est une interrogation sur le devenir probable de l’institution scolaire.
On consacre beaucoup d’énergie à évaluer, on investit des moyens dans la Commission de pilotage. Mais comme on ne sait ni où on va ni où on veut aller, on ne sait pas trop ce qu’il convient d’évaluer. Quelle est la situation de l’école aujourd’hui ? Quels sont les scénarios probables dans l’avenir ? Quelles sont les finalités de l’éducation scolaire ?
Il n’y a pas de port pour le bateau qui ne va nulle part.
En fait, cela donne l’impression que les auteurs sont tellement convaincus d’avoir les « bonnes solutions » aux problèmes de l’école qu’ils ne prennent pas la peine de s’interroger sur ce que pourrait devenir l’école dans les prochaines années.
Pourtant cette question mériterait une étude sérieuse, comme celle que l’OCDÉ a entreprise à l’occasion de ses forums annuels « Schooling for tomorrow ».
3.2. Quelques constats inquiétants
- On observe une pénurie grandissante d’enseignants. Ce phénomène n’est pas propre à la Communauté française. En outre, les mesures prises pour réduire la pénurie ne semblent pas avoir d’effet.
- Les relations négociées et respectueuses des individualités vécues en famille ne cessent de s’éloigner des normes de travail et de discipline collectives propres au champ scolaire.
- Les établissements scolaires ont de plus en plus de mal à rencontrer les demandes de plus en plus pointues de certains parents aux plans éducatif et scolaire.
- La formation scolaire garantit de moins en moins l’accès à l’emploi.
- Les jeunes apprennent de plus en plus via d’autres canaux que le canal scolaire qui leur semble – et qui est quelquefois – ringard et dépassé.
Malgré toutes ces mauvaises nouvelles, on voit mal comment la société pourrait se passer de l’école, du moins à moyen terme. Même s’il ne subsiste que la justification négative de pouvoir disposer d’un lieu et de personnes pour garder les jeunes gens pendant la journée, elle suffira à assurer la permanence de l’institution scolaire.
C’est dans ce cadre qu’il convient de situer l’accent mis sur les problèmes d’absentéisme scolaire et l’âpreté des débats récurrents sur les horaires scolaires, les vacances des enseignants et les garderies.
Évidemment, tant qu’à garder les jeunes gens à l’école, on continuera à souhaiter que les enseignants continuent à leur apprendre quelque chose d’intéressant et d’utile.
3.3. Projet éducatif global
Gilbert de Landsheere a écrit :
« Un pilotage doit toujours être précédé d’une réflexion approfondie sur le système éducatif et surtout sur les projets éducatifs adoptés en son sein. Une réflexion préliminaire sur les buts poursuivis et sur les valeurs s’impose. »19
Mais, ainsi que le souligne Philippe MEIRIEU dans son dernier livre20, la difficulté vient de l’absence d’un projet éducatif global. On agglomère des projets sur la socialisation, la qualification, l’instruction de base qui, pris individuellement, sont intéressants, mais cela ne procure pas une vue d’ensemble sur le type d’adultes qu’on souhaite au terme de l’action éducative.
Il est faux de penser qu’on peut faire tout et n’importe quoi en éducation. En l’absence d’une politique réfléchie, ce sont les acteurs le plus intéressés à l’obtention de résultats en éducation qui donnent le ton. Les choix éducatifs sont alors déterminés de facto en fonction des rapports de forces, des références culturelles et du degré d’implication des acteurs.
3.4. Qui veut changer l’école ?
Qui est prêt à investir effectivement dans l’école ?
Qui a un besoin vital que les choses changent ?
Quels sont les changements que les enseignants redoutent ?
Ce n’est une surprise que pour ceux qui n’ont pas les yeux ouverts : les acteurs extérieurs à l’école qui sont les plus décidés à investir dans l’enseignement, ce sont ceux qui sont intéressés au développement économique et en particulier les entreprises et leurs représentants.
On peut déplorer cette situation, mais force est de reconnaître que c’est de ce lieu que provient la majeure partie des injonctions adressées à l’école.
Diaboliser l’économie et le monde de l’entreprise ne mène nulle part. De même, imaginer que l’école est une entreprise en difficulté à laquelle il manque un management efficace est excessivement réducteur. Il va falloir trouver un compromis entre des points de vue très divergents.
Les préoccupations du monde économique se centrent sur la formation d’une main-d’œuvre de qualité adaptée aux besoins réels des entreprises publiques et privées de manière à assurer le bon fonctionnement du système économique.
Tout tend à confirmer le poids du monde économique dans la politique scolaire : depuis les enquêtes de l’OCDÉ consacrées à l’enseignement jusqu’aux investissements des secteurs professionnels dans la formation et l’enseignement en passant par le contrat stratégique qui fait largement écho au souci d’améliorer la qualité des formations qualifiantes.
L’idéal d’une école qui jouerait un rôle central dans l’éducation s’éloigne à tire-d’aile. Il existe beaucoup d’autres acteurs qui jouent un rôle significatif – et souvent de meilleure qualité – dans la formation des jeunes.
Et les élèves eux-mêmes sont à même de mettre en doute la qualité de l’enseignement qu’on leur donne ; en informatique, il existe parfois un fossé – sinon un ravin – entre ce que les jeunes connaissent et ce qu’on leur enseigne.
L’école n’est plus en mesure – l’a-t-elle jamais été ? – de vouloir « développer toutes les potentialités de l’enfant » ; elle est largement concurrencée par d’autres intervenants. Elle ne peut plus avoir l’ambition d’un projet global – totalitaire ? – sur la jeunesse, qu’il soit conservateur ou révolutionnaire (ou encore « républicain21 »).
Le choix qu’il lui reste, c’est de se centrer sur ses points forts et ce qui fait sa spécificité : les apprentissages de base (langue maternelle, mathématiques, sciences et technologie), la formation générale (culture générale, géographie, histoire, langues modernes et classiques, arts et lettres, philosophie, etc.) ainsi que les formations qualifiantes.
Cela ne signifie pas qu’elle n'est pas dépositaire d’un projet citoyen, ne fût-ce que parce qu’elle est l’émanation de la volonté démocratique, mais elle doit décliner ce projet en matière d’obligations sans exclure la participation des autres acteurs de l’éducation.
Il est fort probable que si demain l’école continue à jouer un rôle important dans l’éducation de la jeunesse, ce sera – n’en déplaise aux enseignants – parce que les acteurs du monde de l’économie l’auront obligée à surmonter ses difficultés.
Les préoccupations des entreprises suivent deux lignes d’action. La première concerne la qualité des formations et leur adaptation aux besoins du marché ; la seconde concerne la socialisation et la disparition de problèmes comportementaux difficilement acceptables – ou tout à fait inacceptables – dans le fonctionnement normal de l’entreprise.22
3.5. Et si l’école n’était pas à la hauteur ?
Cela inciterait la « classe moyenne » - disons les parents qui en ont les moyens – à recourir aux écoles alternatives ou même au « homeschooling ».
La richesse des outils d’apprentissage en dehors du contexte scolaire est extraordinaire. Visitez le web ou allez voir dans des magasins spécialisés23 pour constater que même dans ce qui constitue la spécificité de l’école, les outils d’apprentissage sont de bien meilleure qualité dès qu’on sort du cadre scolaire.
Aujourd’hui, s’ils en ont les moyens, les parents peuvent organiser une scolarité de qualité pour leurs enfants à la maison (homeschooling) ou même créer une petite école avec d’autres parents. Cela explique l’engouement pour la création d’écoles alternatives24 et l’intérêt pour le système des « chèques-éducation ».
Évidemment, pour les autres jeunes, c’est-à-dire la large majorité, cela signifie qu’il ne leur reste que les écoles ordinaires avec une différence de niveau et de qualité fort sensible entre l’école alternative ou le « homeschooling » et l’enseignement subventionné (libre et officiel).
Cet enseignement au rabais pour le plus grand nombre ne rencontrera pas les besoins de l’économie et la tension subsistera entre des entreprises qui demandent des jeunes bien formés et des formations scolaires qui ne garantissent pas l’emploi.
Enfin, on pourrait imaginer un renforcement du poids des communautés éducatives locales notamment via les conseils de participation.25 Il existe néanmoins deux sérieux freins à ce renforcement : d’une part, la perception de l’école comme un bien de consommation parmi d’autres26 et d’autre part, la multiplicité des activités des adultes dans un environnement bien plus axé sur l’épanouissement personnel que sur les actions collectives.
Je laisse à chacun le soin de conclure.