L'approche
par compétences
PLAN DU TEXTE
1. Competentia va à l'école
2. Une science du possible
3. Apports des pédagogues
3.1. Faire connaître les invariants éducatifs
3.2. Refonder la dictatique
3.3. Outiller la pratique des enseignants
Notes et références
1. Competentia1 va à l’école
Incontestablement le voilier « compétence » a le vent en poupe sur les mers agitées de la pédagogie. Ce terme, issu du monde du travail, désigne l’ensemble des aptitudes et des attitudes qui permettent une action efficiente à un poste de production ; le recours à ce concept permet de mettre en question les conventions collectives et les normes salariales.2
Comme l’écolier est là pour apprendre et non pour produire, la compétence débarque dans l’univers scolaire comme une extraterrestre ; c’est particulièrement évident pour les cours généraux comme la langue maternelle, les mathématiques ou les sciences.
Comme l’approche par compétences recourt au travail productif, elle met l’accent sur le transfert des apprentissages, sur les réalisations coopératives et sur la pédagogie par projets.
Comme elle produit avant d’enseigner, elle génère une confusion entre apprentissages actuels, mobilisation d’acquis antérieurs et mobilisation future d’apprentissages actuels.
Comme il s’agit de mobiliser des apprentissages, les pédagogues, selon leurs préférences, parlent des aptitudes des élèves avant d’arriver à l’école ou des compétences acquises après avoir quitté l’école.
S’il s’agit de mobiliser des aptitudes acquises, ils décrivent l’élève comme un producteur – ou un travailleur – qui met en œuvre ce qu’il a appris… ailleurs. Où a-t-il appris ? En partie à l’école, mais pas trop puisque là il doit produire. Il a appris dans sa famille, dans la rue ou au gré des circonstances.
Prévert voulait sortir l’enfant de l’école ; l’approche par compétences sort l’instruction de l’école. Ceux qui croient pouvoir démocratiser l’enseignement de cette manière vont au-devant de sérieux problèmes de cohérence interne.3
S’il s’agit de mobiliser des aptitudes acquises à l’école, ils mettent l’accent sur l’attitude de l’ex-élève quand il sera confronté à une tâche future. Comme il n’est pas possible de réaliser cette évaluation au cours des études, ils en sont réduits à formuler des hypothèses.
L’approche par compétences est fondée sur le constat trivial que c’est en agissant qu’on apprend. Là où le délire s’en mêle, c’est quand les pédagogues remplacent « agir » par « produire », qu’ils tendent à substituer la production à l’apprentissage et qu’ils rejettent une bonne partie des apprentissages formels sous prétexte qu’ils ne sont pas assez complexes.
Logiquement ils mettent en question les attitudes scolaires favorables à l’apprentissage : l’attention, l’application, la concentration, l’imitation, la répétition et la mémorisation.
Il en résulte un objet paradoxal, une production qui relève à la fois de l’efficience et de l’apprentissage, ce qui autorise un débat sans fin sur le traitement des erreurs : le maître doit-il reprendre la main ou doit-il prendre le temps de / perdre du temps à former l’élève pour réduire les risques d’erreurs ?
Les pédagogues essaient d’établir si la production (collective le plus souvent) est au service de l’apprentissage, de deviner quels apprentissages les élèves réalisent en produisant, ils s’interrogent sur les élèves – devinez lesquels – qui ont laissé les autres produire sans vraiment participer, ils se demandent – le plus sérieusement du monde ! – si produire aboutit à un meilleur niveau de formation qu’apprendre.
Cependant ces contradictions ne risquent pas de déranger les idéologues de l’ « approche par compétences ». Car rien ne ravit autant les pédagogues que les objets paradoxaux : de tels objets se prêtent à des interprétations, à des études et à des débats sans fin.
Ils leur permettent de surfer sur leurs sujets de prédilection et de s’enfermer dans des discours théoriques sur la bonne manière d’enseigner tout en esquivant les problèmes concrets et indigestes des praticiens.4
Les études universitaires reflètent les préoccupations des chercheurs. Certains parlent du primat de la compréhension sur la restitution, d’autres du transfert des apprentissages, d’autres encore de situations problèmes qui ne peuvent se réduire à des projets et d’autres enfin d’une approche de la cognition largement tributaire de concepts piagétiens.
Cela explique qu’il y a autant de définitions de la compétence qu’il y a de pédagogues et que la plupart des activités habituelles d’apprentissage puissent être rejetées comme ne répondant pas à un critère ou l’autre de l’approche par compétences.
Voilà un concept qui permet de faire passer le meilleur des enseignants pour un « incompétent » sous prétexte qu’il n’aurait rien compris aux subtilités et aux arcanes complexes de la pédagogie. Le docteur Knock n’est pas mort.5
Un cours ordinaire ne répond évidemment pas aux critères de l’approche par compétences puisque son objet est d’enseigner (et du point de vue de l’élève d’apprendre), c’est-à-dire de faire tout autre chose que de produire de manière efficiente.
L’école d’antan évaluait si on savait, mais apprenait peu. Celle de demain placera l’élève devant
l’établi, mais n’apprendra guère plus. Ceux qui savent déjà pourront mettre leurs compétences en
valeur, les autres auront droit à l’échec et au chômage !
Parents, préparez bien vos enfants !
Dans le monde du travail, les compétences se mesurent à l’efficience au poste de travail. Dans l’univers pédagogique, les compétences deviennent des concepts évanescents, jamais atteints, toujours évoqués, qui ne peuvent se réduire à des savoirs et à des savoir-faire, impossibles à évaluer et qui n’apparaissent fugacement que dans des situations qui se veulent extérieures au champ scolaire. C’est une sorte de rêve ou de cauchemar qui tient à la fois de la quête du Graal et de la semaine des quatre jeudis.
Évidemment, dès qu’on pousse l’audace jusqu’à rédiger des programmes, même quand on tente de rester le plus vague et le plus général possible, même quand on évite toute référence à une situation scolaire réelle, on est bien obligé de laisser filtrer un soupçon de contenu concret. Cela permet aux pédagogues de crier haro sur le baudet et d’exiger de revoir les programmes jusqu’à ce que plus rien de tangible n’y paraisse.
Une formule telle que « connaître les expressions relatives aux suites de nombres » devient insupportable parce qu’elle ne s’identifie pas à la résolution d’une tâche complexe. Un peu comme si, en lecture, l’apprentissage des lettres et des syllabes devait s’effacer devant la compréhension de l’œuvre philosophique d’Umberto Eco. On passe ainsi d’une école « pour ceux qui savent »6 à une école « pour ceux qui savent faire ».
Aux enseignants de se débrouiller avec les considérations floues et générales des nouveaux programmes et de tenter de deviner à quels apprentissages réels elles font plus ou moins vaguement allusion !
2. Une science du possible
Peut-on me pardonner ce texte d’humeur (im)pertinent, que j’ai rédigé après avoir lu une copieuse série de documents théoriques sur les compétences ?
Pourra-t-on aussi me pardonner d’écrire que le texte de Freinet sur « les aigles qui ne montent pas par l’escalier »7 m’en a appris suffisamment sur les méfaits de la pédagogie « une cuillerée pour maman, une cuillerée pour papa »8 et cela, d’une manière bien plus accessible que tout ce bla-bla pédagogique !9
Quelle est cette manie des pédagogues de faire tout un fromage à partir de la première évidence éducative rencontrée ? S’ils vont faire autant de bruit autour de chaque concept éducatif élémentaire, ils en ont pour quelques siècles à remplir des rayons de bibliothèque et à agiter l’enseignement dans une direction puis dans une autre.10
Il ne s’agit pas de rejeter l’approche par compétences. Ce qui me gêne, c’est l’engouement peu réfléchi pour une approche prétendument nouvelle et la théorisation exacerbée d’un concept éducatif élémentaire : il y a une différence entre produire un journal en classe et vouloir anticiper comment l’ex-élève se comportera dans ses emplois futurs.
Il faut abandonner l’ambition d’établir la pédagogie comme une science indéfiniment perfectible, car c’est dans la gestion quotidienne de la tension entre l’ « annoncé » et le « réalisé » qu’elle trouve sa spécificité11 et tant l’ « annoncé » que le « réalisé » sont éminemment contingents.
L’ « annoncé » est tributaire des manières habituelles de penser propres à une époque et le « réalisé » dépend des conditions matérielles et humaines dans lesquelles on travaille. Dans un contexte bien différent du nôtre, au XVIIIe siècle, bien qu’opposé aux fréquentes sanctions corporelles de ses contemporains, face à des enfants très difficiles, Pestalozzi s'est vu contraint de recourir aux gifles.12
En éducation, on ne gagne jamais tout à fait, on ne perd jamais complètement non plus. Ni perdu ni gagné, c’est un art du possible. Les pédagogues devraient prendre toute la mesure de ce relativisme et en tirer toutes les conséquences au plan scientifique.
Il y a toujours une part de bricolage, d’improvisation et parfois même un zeste de délire13 dans l’action éducative. Le scientifique froid et objectif14 ne manquera jamais d’arguments pour la critiquer et pourra toujours se réfugier dans un discours théorique et stérile.
Bien sûr, les pratiques sont perfectibles. À tout le moins, elles le sont par les échanges entre praticiens, par la mise en commun d’expériences dans des situations bien concrètes de classe et par des rencontres avec des spécialistes des savoirs disciplinaires.
Les chercheurs peuvent y apporter un éclairage intéressant à condition de ne pas postuler un détour par des savoirs savants qu’ils sont les seuls à maîtriser, car un tel détour les conduirait à imposer leur vision des choses.
Les pédagogues devraient faire preuve de plus de retenue et de moins d’ambition ; ils devraient faire preuve d’ « humilité principielle » face aux pratiques toujours imparfaites des enseignants, car une pratique contient tellement de vécu qu’il n’est guère aisé pour l’observateur d’en parler avec intelligence.
3. Apports des pédagogues
Cela ne diminue pas l’apport des chercheurs à l’éducation, mais cet apport devrait avoir plus d’estime pour le travail des praticiens. Les pédagogues peuvent apporter beaucoup le long de trois axes d’actions : faire connaître les invariants éducatifs, refonder la didactique et outiller la pratique des enseignants.
3.1. Faire connaître les invariants éducatifs
En matière d’éducation, il existe aujourd’hui un net décalage entre le savoir des experts et les convictions courantes d’une large frange de la population. C’est ainsi que les chercheurs en éducation sont surpris du succès d’une idée aussi naïve que celle qui consiste à affirmer qu'à l’école, il suffirait d'asseoir la transmission des savoirs sur une maîtrise des disciplines et une autorité sans faille.
Une idée aussi simpliste et d’autres du même tonneau embarrassent les praticiens qui constatent que
certains parents ne s’y prennent pas au mieux avec leurs enfants, mais qui manquent d’arguments et
de propositions pour les aider à agir plus efficacement.
D’autre part, elles suscitent le mépris des chercheurs qui préfèrent affiner et approfondir leurs
travaux plutôt que critiquer des idées qui leur semblent vraiment trop naïves et trop éloignées
de la réalité.
Cependant, à partir du moment où des philosophes et des mathématiciens éminents n’hésitent pas à étaler au grand jour leur incompétence en matière d’éducation, qu’ils font la une des journaux et qu’ils trouvent des adeptes, il existe plus qu’un petit malaise quant au poids que représente le savoir des spécialistes de l’éducation dans l’opinion publique.
Une mise au point quant aux concepts élémentaires en matière d’éducation ne serait pas un luxe. Ainsi que l’écrivent des chercheurs de l’Université de Genève, « travestir et ridiculiser le constructivisme, l’évaluation formative, la pédagogie différenciée ou le travail sur le sens deviendrait plus difficile si les lecteurs en savaient assez pour repérer immédiatement les contresens, les amalgames, les déformations. »15
Encore faudrait-il que les chercheurs s’expriment dans une langue accessible au grand public !
Même si on ne dispose pas d’un savoir ferme et bien établi en éducation, il existe cependant une série d’invariants éducatifs pour lesquels on a des certitudes bien établies.16 Identifier ces invariants, les énoncer dans une langue accessible à tous, les diffuser et les faire connaître à un large public sont des actions susceptibles d’améliorer les pratiques éducatives tant des enseignants que des parents.
3.2. Refonder la didactique
La didactique est au centre de l’action et de la recherche pédagogique. Son principal objet consiste à passer de la description de ce qu’on compte faire apprendre à l’élève à la mise en œuvre de stratégies, d’outils et de moyens conçus pour qu’il l’apprenne effectivement.
Dans ce contexte, il me semble que deux problématiques devraient davantage retenir l’attention des pédagogues.
D’abord, la volonté de système n’a pas sa place en éducation. La réussite d’une méthode didactique
est toujours contingente. La généralisation d’une méthode efficace n’en garantit aucunement le
succès.
Le danger de l’expertise, c’est de vouloir définir la « meilleure » méthode et de tendre à la
rationaliser et à la généraliser. Ce purisme académique est aux antipodes du caractère partiellement
artisanal du travail quotidien de l’enseignant en classe.
La pédagogie ne sera fiable que si elle se fonde sur un faisceau de méthodes didactiques. C’est à
l’enseignant de faire le pari de l’efficacité des méthodes choisies sur la base de son expérience,
de sa formation et des échanges avec ses pairs.17
Ensuite, s’il est exact qu’en éducation, « il est normal de ne pas faire ce que l’on
dit »18, il est aussi normal de faire usage de
stratégies, d’outils et de moyens imparfaits qui ne répondent pas nécessairement aux canons
d’une rigueur scientifique irréprochable, mais qui ont le bonheur de fonctionner – parfois tant
bien que mal – en classe.
En éducation, peut-être plus qu’ailleurs, le mieux est l’ennemi du bien.
C’est pourquoi la didactique doit résolument tendre à prendre en considération et à valoriser
les outils réalisés et mis en œuvre par les praticiens, quitte à transiger sur la rigueur, la
perfection et l’académisme propres aux universitaires.
Les pédagogues pourraient ainsi organiser à destination des enseignants une large « bourse
d’échanges » sur les outils et les pratiques existant dans les classes en les accompagnant
d’analyses concrètes et utilisables.
Ce savoir pratique commun ne constitue pas une science au sens traditionnel, mais elle pourrait à terme devenir le fondement d’une science pédagogique qui devra nécessairement se fonder sur une épistémologie spécifique.19
Car je ne doute pas qu’il reste, au fond des tiroirs des enseignants, plus d’une « réglette Cuisenaire » qui attend patiemment qu’un pédagogue, fût-il égyptien, s’intéresse à elle.20
3.3. Outiller la pratique des enseignants
Le travail de l’enseignant, c’est « agir dans l’urgence et décider dans l’incertitude » ainsi que l’a bien résumé Philippe Perrenoud.21 C’est l’expérience qui dicte les bonnes décisions, qu’il s’agisse d’enseigner, d’organiser sa classe, de rencontrer des parents ou de travailler avec des collègues. Le savoir de l’enseignant est essentiellement pratique.
C’est un lieu commun de dire que les enseignants apprennent leur métier sur le tas et non à l’École normale. On peut déplorer que la formation initiale des enseignants ne soit pas mieux adaptée aux besoins, mais même améliorée, elle ne pourrait suffire à former les futurs enseignants, tant il est vrai qu’une bonne partie des compétences requises s’acquiert par l’expérience et les échanges avec les collègues.
On peut distinguer deux grands champs de compétences, le premier lié à une meilleure appréhension de la réalité sociologique dans laquelle l’enseignant travaille (élèves, parents, collègues, hiérarchie, communauté éducative), le second lié à une réflexion active sur les pratiques (apprentissages, organisation de la classe, didactique).
À nouveau, il convient de partir de l’expérience effective des enseignants, de la valoriser, de la soutenir et de la consolider par les travaux et les recherches des pédagogues et des sociologues de l’éducation.
Parmi les apports des praticiens, il convient particulièrement de mettre en valeur ceux qui sont déjà constitués et organisés dans les mouvements pédagogiques qui regroupent des enseignants praticiens comme, entre autres, la pédagogie institutionnelle (CEPI - MPI), les enseignants Freinet (Éducation populaire en Belgique, ICEM en France), l’éducation nouvelle (GBEN, GFEN).