San Juan de Ortega, 9 juin 2011
Je m'éveille à six heures moins cinq, cinq minutes avant l'heure fixée. Je range mon sac en dix
minutes et je vais déjeuner, je prends un croissant et un « café con leche ».
Le patron tamponne ma crédenciale et je lui paie mon séjour.
À six heures et quart, je quitte l'hôtel à demi-endormi.
Un demi-kilomètre plus loin je sens une grosseur inhabituelle dans ma poche : j'ai emporté la clef de ma chambre. Je retourne à l'hôtel et je la rends. J'ai marché un kilomètre sans progresser d'un pas.
Joseph, le pèlerin alsacien, me dépasse. Il marche très vite, surtout en début d'étape. Il me dit que
dans son gîte, ils étaient encaqués dans le dortoir avec pas mal de ronfleurs et qu'ils ont mal dormi.
En finale mon choix n'était pas si mauvais. Nous nous saluons.
Mon ami espagnol le suit de près. En fait, ils marchent tous très vite et ils me dépassent les uns après
les autres.
J'ai soudain l'impression d'être très fatigué et de ne pas avancer. Je me demande ce qu'il m'arrive.
Je chronomètre mon temps et je constate que je fais plus de cinq kilomètres par heure. Mon impression
vient du fait que mes compagnons « tracent » alors que je marche à ma vitesse habituelle.
Je traverse un pont sur le río Tirón à la sortie de Belorado.
C'est une bonne idée de doubler un pont routier très fréquenté par un pont en bois pour les piétons.
Après Villambista, je me laisse pénétrer par les douces ondulations des campos de Castilla (champs de Castille).
Je pense à Antonio Machado, à son émerveillement et à son attachement pour les belles étendues cultivées de la Castille, le grenier à grains de l'Espagne.
« Todo pasa y todo queda,
pero lo nuestro es pasar,
pasar haciendo caminos,
caminos sobre la mar. »
« Tout passe et tout reste,
mais notre sort est de passer,
de passer en traçant des chemins,
des chemins sur la mer. »
Pèlerin, ton fatum est de marcher, ton avenir est de passer. Merci Antonio Machado.
Un carré de coquelicots colore les champs peu avant le sommet qui domine le Valle de Oca.
Les coquelicots constellent les champs de Castille, rappelant le sang versé lors de l'occupation française et de la guerre civile.
Mes deux amis rapides, l'Alsacien et l'Espagnol, me dépassent. Ils ont dû s'arrêter quelque part sans que je m'en rende compte.
La montée vers le Puerto de la Pedraja me donne des ailes.
Ce monument a été érigé à la mémoire des morts républicains au cours de la guerre civile.
Je marche vite, je dépasse beaucoup de pèlerins. Je suis surpris et heureux de
l'amélioration de ma condition physique.
J'arrive à San Juan de Ortega à une heure. Ma vitesse moyenne sur l'étape est de 5,4 kilomètres par
heure.
Le plus étonnant, c'est que je ne force pas et que j'arrive peu fatigué. Je ne suis ni un sportif ni un athlète, mais j'ai marché plus de deux mille kilomètres. À mon avis, la majorité des gens peuvent arriver à des prouesses comparables en marchant suffisamment longtemps.
En plus j'ai peu bu, car les fontaines étaient douteuses : soit l'eau n'était pas potable, soit leur
salubrité n'était pas garantie.
Et je n'ai pas mangé : je voulais le faire à Villafranca Montes de Oca, mais le premier bar était bondé
et le second, fermé.
Je m'inscris au Centro de Turismo Rural de San Juan, confortable mais cher. Le patron me dit que le repas du soir est à sept heures.
Je mange un bocadillo, une bière, un chocolat et un coca.
C'est le jour où je me ruine, mais j'ai suffisamment économisé avant de partir pour pouvoir le faire.
Demain j'irai à Villalbilla de Burgos, à trente-deux kilomètres d'ici. Je n'aime pas dormir dans les
villes, car elles sont bruyantes.
Et si par hasard mes pieds me disent que « too much is te veel » (trop c'est trop, en « anglo-flamand »),
je prendrai le bus pour traverser Burgos.
Prendre le bus me permettrait d'aller à Castrojeriz. J'irais dans une « casa rural » qui a un sèche-linge
et un lave-linge.
Et je compte bien revoir André un jour ou l'autre !
Je me rends au restaurant vers sept heures. Le patron me reporte à huit heures moins vingt. Il n'a que quatre tables de quatre personnes et le lieu fourmille de pèlerins. Il doit organiser plusieurs services et presser les traînards à terminer leur repas.
Je ne m'en fais pas, je suis patient, j'ai tout le temps.
Depuis la Castille et Machado, je vis dans une bulle poético-mystique, je ne touche plus le sol, c'est
peut-être pour cela que je marche si vite.
En fait j'ai rarement vécu une joie aussi pleine et aussi profonde qu'ici, à San Juan de Ortega.
Au fur et à mesure du pèlerinage, le temps a pris un autre sens pour moi. Il faut pouvoir le perdre afin de le vivre et d'en jouir pleinement. Courir après le futur comme tant de gens le font aujourd'hui ne permet pas de vivre dans le présent.
Il faut vivre au jour le jour, en captant le nectar de chaque seconde, « Imagine all the people living for today » (imagine que tout le monde vive au jour le jour). Merci, John Lennon.
En plus, en dépit du vent, de la fraîcheur et des nuages menaçants, je trouve le temps agréable, même doux par moments. Un petit vent passe, insiste parfois, il y a toujours beaucoup de nuages et la menace de pluie ne diminue pas.
Je circule dans les environs et je prends beaucoup de plaisir à ce lieu, à sa nature, à sa hauteur. Je ressens ici le même « buen vivir » qu'au lac des Settons. Je pourrais terminer mon pèlerinage ici et y séjourner définitivement. L'endroit me convient.
Pour finir et pour un peu calmer mon exaltation, j'explore l'amorce du chemin que je prendrai demain.
Finalement je mange à huit heures moins le quart. À table, en face de moi, il y a deux jeunes filles
qui parlent anglais et à côté de moi un Parisien d'origine bruxelloise. Il habite à Paris depuis des
années.
Il a tous les défauts que les caricaturistes reprochent aux Parisiens, la suffisance, la faconde (il ne
laisse parler personne) et la propension à présenter des idées reçues, convenues et banales comme de
grands élans de l'esprit.
Il parle tellement qu'il termine son assiette bien après nous.
Au début les deux jeunes filles sont intéressées par sa mise en scène, puis elles commencent à le trouver
ennuyeux et elles l'approuvent du bout des lèvres.
Le patron insiste pour qu'il termine son repas.
Je reviens au Centre de Tourisme Rural.
L'eau du robinet est trouble, brunâtre, probablement impropre à la consommation. Tout d'abord, je pense à remplir ma bouteille demain à Atapuerca. Puis je me rappelle que j'ai vu une fontaine à l'entrée du village.
Je vais chez le patron pour lui demander si l'eau de cette fontaine est potable.
Un détachement de l'armée espagnole vient d'arriver (San Juan de Ortega n'est pas loin de la zone militaire d'Atapuerca). Le patron est très occupé. Il a de dures journées, José manuel Pérez !
L'eau de la fontaine est potable et je remplis ma bouteille.