Nájera, 7 juin 2011
Je dors comme une souche. Quand je m'éveille, je me sens mieux. Hier je devais être très fatigué.
Dans le dortoir, cela bouge un peu partout dès cinq heures du matin. À cinq heures et demie, je n'y
tiens plus, je me lève aussi.
Je décide qu'aujourd'hui je n'irai pas plus loin que Logroño, à dix kilomètres d'ici. Cette très courte étape sera en fait une journée de repos. Cela va me retaper et demain je repartirai du bon pied.
J'ai bien du mal à faire mon sac à dos. Le temps heureux où je disposais du gîte pour moi tout seul est bien révolu.
Je sors du gîte à six heures du matin. Il pleut. Le temps est aux nuages et à la pluie. Je marche dans la pénombre. Un marcheur me précède, je me fie à lui.
Le sac à dos me fait mal aux épaules. Je suis surpris que cela m'arrive si tard, après plus de deux mille kilomètres.
Le pèlerin qui me précède emprunte la grand-route vers Logroño.
Je préfère faire le détour par le lac de las Cañas. Le chemin est très boueux, mais j'ai un paisible
parcours le long de l'eau plutôt qu'une marche stressante au ras des voitures et des camions. À
chacun son chemin !
Je retrouve le pèlerin à l'entrée de Logroño. Il marche plus vite que moi et peu à peu je le perds de vue.
Il est huit heures du matin, il est vraiment trop tôt pour s'arrêter. Je décide d'aller jusqu'à Navarrete, dix kilomètres plus loin, comme j'avais prévu de le faire hier.
Je déjeune confortablement en ville. Beaucoup de pèlerins passent sur le boulevard. Comme je quitte le bar, l'un d'eux prend ma place. Nous nous saluons d'un « buen camino ».
J'ai tout le temps et je marche à mon aise.
Logroño (« le gué »), c'est la grande ville pendant des kilomètres, la capitale de la Rioja. Je
traverse l'Èbre.
Je cale mieux mon sac contre le dos et les reins, ce qui décharge un peu mieux les épaules. Cela me fait du bien.
Je marche sur une allée aménagée qui va jusqu'à l' « embalse » (barrage) de la Grajera, qui est une
vaste zone de loisirs. Il y a un incessant défilé de promeneurs, de marcheurs, de coureurs et de
cyclistes.
Je me sens un peu marginal avec ma tenue de pèlerin et mon sac à dos. Je me demande où sont passés les
autres pèlerins, je n'en vois aucun.
L'embalse de la Grajera est un grand plan d'eau au sud-ouest de Logroño.
Après le barrage, il y a beaucoup moins de monde. Je retrouve des chemins habituels.
Le ciel est très chargé et la pluie est fine et continue, avec de temps à autre un vent d'ouest. On
dirait la Belgique en juillet. C'est un temps désagréable, qui ne me donne pas envie de marcher
vite.
Je rejoins quelques pèlerins. Nous sommes peu nombreux. Nous progressons au même rythme.
Après une vingtaine de kilomètres, peu avant Navarrete, je prends mon rythme de croisière.
Il est dix heures du matin, il est trop tôt pour s'arrêter. Je me dis que tant qu'à faire, je pourrais
aller jusqu'à Ventosa.
Ventosa est un village au sommet d'une butte. C'est une belle grimpette, mais c'est aussi un endroit
très pittoresque.
J'arrive au gîte à une heure moins vingt. Il n'ouvre qu'à deux heures. C'est tard pour un « albergue »
espagnol, car la plupart des albergues ouvrent avant midi.
Je me rends au bar en passant par le village.
J'ai faim, je mange deux gros « bocadillos » (sandwiches) à la « tortilla » (omelette). Je dis à la
patronne que j'ai une « hambre canina », une « faim de loup » en espagnol.
Je bois une bière et moi qui suis un adepte résolu du café noir, je décide de goûter au « café con
leche ». Les Espagnols chauffent le lait pour ne pas refroidir le café. Je trouve cette boisson
très agréable.
Le bar est envahi par des pèlerins francophones, ce qui tue un peu l'image locale. Ils font tous
étape à Nájera. Je leur dis que je m'arrête ici.
Un Français me dit qu'il y a un groupe de Bretons très gais et très dynamiques qui logent ce soir à
Nájera. Je lui réponds que ma décision est prise.
Ils reprennent la route et le calme revient dans le bar.
Je rédige mon carnet de bord en attendant l'ouverture du gîte.
Il est deux heures moins cinq, il est temps d'aller au gîte.
Je suis en pleine forme après mon repas et mon repos. Une envie me prend. Nájera n'est qu'à neuf
kilomètres d'ici. J'y serai avant quatre heures. J'y vais.
Voilà ma plus étrange étape ! Je décide de faire dix kilomètres et j'en fais quarante. Je vis dans une bulle. Le nombre de kilomètres ne compte plus. La marche est devenue une sorte de promenade.
Non loin d'Alesón, peu avant Nájera, se trouve une « borie », un abri en pierre.
Nous marchons dans une argile rougeâtre qui colle fortement aux chaussures dans les passages humides.
Devant moi, des pèlerins à pied et à vélo arrivent à Nájera.
Je me sens en forme, je ferais bien les six kilomètres qui me séparent d'Azofra. Mes jambes en veulent, mais je trouve qu'elles exagèrent.
En tout cas, la distance n'est plus un problème. J'arriverai à Santiago et à Fisterra sans problème.
Par rapport à ce que j'ai fait, c'est la porte à côté.
Santiago n'est plus qu'à six cents kilomètres !
Pour la suite de mon pèlerinage, je peux marcher à mon aise et prendre du bon temps. Demain j'irai à Santo Domingo de la Calzada, à vingt kilomètres d'ici. Puis j'irai tout à mon aise vers Burgos.
C'est ainsi qu'aujourd'hui, « plein d'usage et raison » comme l'écrivit Joachim du Bellay, je jette l'ancre à Nájera.
Le gîte est un immense dortoir de plus de cent places. J'ai le numéro 86. Il y a beaucoup de monde.
Je m'installe, je place mon appareil respiratoire et je le raccorde à une prise lointaine au moyen de mon
allonge.
Peu après, une pèlerine portugaise vient pour occuper le lit qui jouxte le mien. Je la rassure sur
le bruit de mon appareil. Mais cela l'émeut au-delà de toute raison. Elle s'enfuit chez
l' « hospitalero ».
Je ne sais pas quelle horreur elle lui raconte, mais c'est décisif, car les hospitaliers renoncent à
attribuer le lit contigu au mien.
Pour tant de monde, il n'y a que deux douches et une toilette pour les hommes et autant pour les femmes. Il faut se déshabiller avant d'entrer dans les douches. Évidemment, à l'heure où j'arrive, l'eau est froide. J'ai l'impression d'être revenu aux années soixante.
Un pèlerin demande à un hospitalier comment il peut obtenir de l'eau plus chaude. Celui-ci lui explique qu'il faut ouvrir et fermer le robinet rapidement plusieurs fois de suite. J'ignore si cette méthode a une chance de réussir, mais je n'y crois pas trop.
Tout cela est assez inconfortable. Je décide qu'à Santo Domingo de la Calzada, je choisirai un logement plus confortable. Cela fera du bien aux épaules. Je porte mieux le sac à dos, mais la douleur ne diminue que lentement.
Je fais un tour dans la ville et je repère la suite du chemin. Des enfants participent à des jeux organisés devant l' « ayuntamiento » (la maison communale). Je vais dans un bar, je mange un sandwich au jambon et je bois du Coca-cola.
Il est six heures.
Je reviens au gîte, je prends un verre de vin avec un joyeux groupe de Français qui ne lésinent pas sur
la boisson. Parmi eux il y a pas mal de Bretons, ce sont sans doute eux dont me parlait le pèlerin
français à Ventosa.
À sept heures et demie ils partent en ville pour manger.
Je prends congé d'eux, car je vais dormir. En riant, ils me disent que j'ai tort, que je ne dormirai
pas vu le nombre élevé de ronfleurs et que je ferais mieux de les accompagner.
J'ai renoncé à laver une paire de chaussettes, car le seul endroit prévu pour faire de la lessive est assiégé en permanence. Je devrai laver mes chaussettes demain, dans un lieu d'hébergement plus confortable.
Je décide que demain je ferai une petite étape, je me lèverai vers six voire sept heures. Ce sera ma manière de faire le camino dorénavant, « piano, sano e lontano ».