La Fage, 14 mai 2011
En me levant j'appréhende une nouvelle étape sous un soleil de plomb. Je me couvre le visage de
crème solaire. Je prépare tout pour pouvoir partir le plus tôt possible.
Je descends à six heures et demie, l'heure convenue pour le déjeuner. J'entends le tonnerre gronder,
il pleut dru, c'est un orage. J'ai l'air malin avec ma crème solaire.
Je n'ose pas postposer mon départ après avoir négocié un déjeuner aussi matinal. Mais quand j'ouvre la porte d'entrée, il pleut à verse. Je dis à mon hôtesse que je partirai dans un quart d'heure, « le temps que la pluie se calme ».
Vingt minutes plus tard, nous convenons, mon hôtesse et moi, que la pluie semblerait avoir tendance à se calmer. En cela, nous sommes bien humains, nous croyons que les mots peuvent infléchir le réel.
Bref ! Je pars sous la pluie d'orage. Il s'agit de grosses gouttes. Dix minutes plus tard, les averses doublent d'intensité. Après un kilomètre, je suis trempé de la tête aux pieds. Une bonne occasion de me rappeler Frank Alamo : « Sing, c'est la vie ! »
L'eau pénètre partout, je n'ai plus un vêtement de sec, j'aurais mieux fait de partir en slip de bain.
Peu avant Lauzou je demande à un agriculteur si je peux m'abriter dans son hangar. Il est d'accord. Aussitôt quatre chiens m'encerclent, mi-menaçants mi-aboyants, mais globalement ils me semblent plutôt gentils. Du moins c'est ce dont je veux me convaincre. Puissance des mots !
Comme la pluie est vraiment trop abondante, je tiens bon face aux chiens et je reste à l'abri. Un peu
plus tard, la pluie semble avoir tendance à diminuer et je repars.
Mais quelques minutes plus tard, à Lauzou, c'est reparti pour la douche.
À Lauzou je prends une salamandre en photo.
L'image est floue parce que l'objectif de l'appareil est mouillé.
Les salamandres s'immobilisent complètement quand elles se sentent en danger, ce qui fait le bonheur du photographe.
Je suis tellement trempé que cela n'a plus de sens de chercher un abri. Je fais mieux de continuer à marcher vers Rocamadour !
Les nuages noirs se succèdent, les pluies aussi, il semble que ce soit parti pour la journée.
J'arrive à la petite aire de stationnement située au-dessus du Moulin du Saut.
Au moment d'emprunter le chemin qui descend dans les gorges de l'Alzou, je vois qu'un pecten jaune
sur fond bleu pointe vers le chemin qui longe le sommet des gorges.
Un pèlerin m'a dit que passer par les gorges était périlleux. Il semble que les baliseurs du chemin
de Saint-Jacques le pensent aussi. Ils descendent sans doute au moulin de Tournefeuille.
Un deuxième panneau me met en garde. Il recommande d'être très prudent dans les « quelques » passages
difficiles. J'ai d'autant moins envie de descendre dans les gorges que le temps est exécrable.
Après quoi, en toute « bonne logique humaine » je descends quand même le chemin qui va au Moulin du Saut !
Un peu plus bas, un panneau conseille de suivre le chemin équestre s'il pleut ou qu'il fait humide.
Pour ce qui est de pleuvoir et de faire humide, c'est une sorte de record !
J'ignore cette troisième mise en garde et je descends jusqu'au Moulin du Saut. Je me dis que je pourrai
toujours faire demi-tour si cela devient trop dangereux. Il me suffit de rester prudent.
À l'intérieur du moulin du Saut, un escalier permet d'accéder au fond des gorges.
En bas, à la sortie du moulin, j'arrive sur une fourche avec une de ces sempiternelles
balises placées au beau milieu de la fourche. J'ignore absolument si je dois aller à gauche ou à
droite.
À gauche, le chemin semble dévaler dans les gorges. À droite, il monte très haut, comme s'il voulait
sortir des gorges.
Je finis par me convaincre que la balise indique peut-être un tout petit peu plus vers la droite que
vers la gauche. En outre, j'ai l'impression que le chemin de droite est plus battu.
Je m'engage dans la montée. Un peu plus haut, le chemin tourne à droite et monte encore. Je me méfie.
Je n'ai pas la carte sous les yeux, mais je crois me souvenir qu'ici un chemin sort des gorges.
Je redescends pour réexaminer la balise ambiguë de plus près. J'ai tout de même l'impression que son
inclinaison indique le chemin qui monte. Je monte. Et à nouveau je crains de sortir du canyon.
Je n'ai pas envie de me payer une montée très raide pour devoir la redescendre ensuite sur des pierres
rendues glissantes par la pluie.
Je reviens à cette fameuse balise et j'explore le chemin de gauche. Il aboutit au-dessus d'un à-pic
d'environ un mètre et demi.
Je devrais sauter sur des pierres bombées et glissantes qui sont au ras de l'eau de l'Alzou, ce qui me
semble périlleux avec mon sac à dos, d'autant plus qu'ensuite c'est une enfilade de grosses pierres
du même genre.
Par contre, descendre jusqu'à l'eau est un choix sûr en matière d'orientation, car en longeant la rivière, je suis certain de rester au fond des gorges.
Même si ce n'est pas le bon chemin, je retrouverai sûrement celui-ci un peu plus loin.
Finalement, plutôt que de braver toutes les mises en garde et de prendre un chemin en jouant à pile ou face, je remonte à l'aire de stationnement et j'emprunte le chemin balisé par les coquilles Saint-Jacques, qui longe le sommet des gorges.
L'orage ne cesse pas, les pluies restent abondantes.
Il y a peu de balises, mais c'est suffisant, car le chemin longe le bord méridional des gorges.
Des falaises impressionnantes dominent le Moulin du Saut.
Le chemin est bon, mais il est couvert de roches et de pierres glissantes. Je marche avec précaution pour ne pas tomber.
Cette photo est prise vers le sud-est, sur la rive gauche, au droit du Moulin de Tournefeuille.
On devine la profondeur des gorges.
Environné des gorges de l'Alzou, prisonnier de l'orage, j'ai la sensation de vivre un moment de préhistoire. Je suis seul aux prises avec la nature brute et sauvage. Et ce sentiment de peur sans danger réel me plaît.
Le chemin devient une longue descente caillouteuse très glissante, qui mène au moulin de Tournefeuille. Je progresse prudemment et lentement.
Au fond des gorges, le site du Moulin de Tournefeuille est désolé et grandiose.
Je me demande si je devais prendre à droite ou à gauche à la fourche qui suit le Moulin du Saut. Elle ne doit pas être loin d'ici, à environ mille quatre cents mètres selon mon estimation. Et comme l'étape est courte, je peux faire un détour de trois kilomètres.
Je remonte les gorges vers le moulin du Saut.
Je laisse à gauche la variante équestre et j'emprunte le petit sentier qui suit le fond des gorges.
Comme d'habitude je calcule la distance avec ma montre. En terrain normal, je fais un kilomètre en
douze minutes.
Après quatorze minutes, le sentier monte très fort sur des cailloux rendus glissants par la pluie.
Comme je n'ai pas rencontré de difficulté depuis le Moulin de Tournefeuille, je dois être à moins
de trois cents mètres du moulin du Saut.
La conclusion est évidente : j'aurais dû prendre le chemin de droite, celui qui montait fort.
Je reviens au moulin de Tournefeuille et j'emprunte le chemin des gorges vers Rocamadour.
Il pleut toujours, c'est vraiment la « drache nationale » comme on dit en Belgique.
La pluie a gorgé d'eau toute la végétation. Chaque fois que je touche une branche, je reçois des paquets
d'eau. Le moindre arbuste se transforme en douche. Et comme la végétation barre sans cesse le
sentier, je continue à me tremper consciencieusement.
Le chemin qui ramenait au moulin du Saut était facile, mais en allant vers Rocamadour, je rencontre
de nombreuses difficultés. Le sentier monte et descend, passe par où il peut entre les arbres et les
rochers et traverse l'Alzou à plusieurs reprises.
Il ne s'agit d'ailleurs pas d'un sentier, mais d'un labyrinthe d'embryons de sentes et il faut faire
preuve de jugeote pour deviner lesquelles il vaut mieux prendre. De temps à autre une balise rouge
et blanche donne une indication utile.
J'arrive aux ruines du moulin de la Mouline, avec une intrigante pierre hexagonale dans une étrange lumière bleutée.
La végétation est abondante, ce qui donne encore et toujours l'impression de la nature brute et sauvage de la préhistoire.
Il ne reste plus grand-chose du moulin de Sirogne.
À partir d'ici, le chemin s'élargit et je progresse plus facilement.
Je sors de cette épreuve, trempé et fatigué.
La pluie est moins dense, mais la végétation continue à me mouiller.
Je prends de loin une photo du moulin de Boulégou, qui est une propriété privée.
Ce rocher, je l'appelle la « gueule ».
Il fait penser à une gargouille verticale qui semble défier le grand rocher qui la surplombe.
Il se situe sur la rive gauche, pas loin de Granouillat, un hameau au-dessus de la falaise.
Et voici enfin Rocamadour, avec son sanctuaire contre la falaise et son château au sommet.
J'arrive dans la ville peu avant midi.
Dire que je voulais faire une petite étape afin de pouvoir visiter Rocamadour à mon aise !
Je franchis la porte du Figuier, la plus connue des huit portes de Rocamadour.
Je monte par la voie des pèlerins.
Un peu plus haut j'apprends qu'il n'y a pas de magasin d'alimentation ici, mais uniquement des échoppes
pour touristes. Pour l'alimentation, je dois aller à l'Hospitalet.
Cela dit, je m'en doutais un peu.
Je monte les fameuses marches. Pas sur les genoux comme les pèlerins de jadis ! Je suis fatigué par mon étape, mais pas au point d'être sur les genoux.
Et me voici devant l'Enceinte Sacrée.
Je la traverse.
À l'entrée du sanctuaire un panneau me surprend et m'amuse : « En jupe, les filles ! » Et nous sommes au vingt-et-unième siècle !
La dernière fois que j'ai eu affaire à un comportement aussi puritain, c'était un moine italien à la fin des années cinquante, il y a un demi-siècle.
Le sanctuaire est impressionnant, mais je suis indisposé par l'affluence des touristes.
Ils ne sont guère nombreux à se plier aux règles de « décence » du panneau.
Heureusement d'ailleurs ! Je suis derrière un groupe de jolies filles qui s'en fichent royalement.
Je monte par le chemin de croix et j'arrive à l'aire de stationnement du château de Rocamadour.
Je repère un snack, avec un personnel très sympathique.
Ils proposent une « tartine pizza ».
Les restaurateurs sont très gentils.
Quand j'ai fini de manger, il est une heure de l'après-midi et il pleut toujours !
Depuis des heures je marche avec des chaussettes trempées. Je dois me mettre au sec et sécher mes affaires.
Je veux arriver à la chambre d'hôtes le plus vite possible, mais je dois encore faire des achats à l'Hospitalet.
Le marchand de journaux est fermé, ce qui me contrarie car j'aimerais connaître le temps qu'il fera
demain et avoir du papier journal pour le mettre dans mes chaussures.
Par contre la supérette est ouverte. J'achète mon souper (raviolis au fromage) et celui de demain
(salade au thon). Ces achats alourdissent mon sac à dos.
Je prends le chemin le plus court vers la Fage. J'avance péniblement. Le chemin que j'ai choisi est balisé en jaune, c'est une promenade locale.
Mon portable sonne, je décroche. Quelqu'un me dit que je loge chez lui, je ne le connais ni d'Ève ni
d'Adam, mais quand il me parle de Thézac, je comprends : la mairie lui a demandé de me loger.
Il m'explique le chemin pour arriver chez lui en me donnant des noms de lieux-dits que je ne connais pas.
Je retiens seulement qu'il est près du GR, à hauteur de Castelfred. Je mémorise ce nom et je le
remercie. Je verrai bien sur place.
J'arrive à la Grelottière, la chambre d'hôtes où j'ai réservé et je coupe ma balise. Un monsieur descend d'une camionnette. Je lui fais un signe, mais il n'y répond pas et s'éloigne. Ce n'est probablement pas lui qui s'occupe de l'hébergement.
Je repère un panneau « accueil » et je m'y rends. Il n'y a personne. Je m'assieds devant la porte et
je regarde du côté de la camionnette, au cas où je reverrais le monsieur de tout à l'heure.
Au minimum il pourra me renseigner sur l'heure d'ouverture de l'accueil.
Il revient, il approche de la porte de la camionnette. Je vais droit sur lui, je lui fais un grand signe et je lui dis cordialement bonjour. Il est surpris. Il dit qu'il ne m'a pas vu venir.
Il me présente la chambre d'hôtes, car c'est lui qui s'en occupe. J'ai de la chance, car il était sur le point de partir et ne comptait pas revenir avant cinq heures.
Il estime que même s'il fait un peu froid, ce n'est pas la peine de chauffer, car il a fait chaud
les jours précédents et qu' « il n'a pas plu tant que ça ». Là, franchement, je ne suis pas de
son avis. Je dégouline de la tête aux pieds.
J'ai l'impression que ma présence l'ennuie, je me sens dans le rôle de Jacques Brel dans l'emmerdeur.
Je le laisse partir et je m'installe. Tous mes vêtements et sous-vêtements sont trempés.
Ce sont mes chaussures de marche qui m'inquiètent le plus. Elles sont complètement détrempées. Je
doute qu'elles soient sèches demain. Et je n'ai pas de papier journal. Je sacrifie une carte IGN
et tout ce qui peut ressembler à du papier pour les bourrer.
Je les mets à sécher au pied du chauffage et je décide de l'allumer en dépit de ce que mon hôte m'a dit.
On verra bien.
Après la douche, je m'endors jusqu'à cinq heures et demie. J'en avais besoin. À six heures, je cuisine et je mange bien. Je rédige mon carnet de bord.
Je me couche à sept heures moins le quart. Je suis content de mettre au lit tôt, cela me rappelle
l'époque où j'étais seul, avant le Puy-en-Velay.
Une petite fenêtre fait communiquer les deux chambres.
Mon sommeil est souvent interrompu par des problèmes de gorge sèche, un effet qui semble dû à mon appareil respiratoire. Heureusement ma bouteille d'eau est à portée de main, sur une petite table de nuit.