Conques, 9 mai 2011
Michel et moi attendons André à Golinhac.
Michel ne parvient pas à le toucher, il ne sait pas s'il est parti ni même s'il est déjà levé. Et
André doit encore aller de Massip à Golinhac !
À huit heures, je décide de partir pour éviter la forte chaleur de l'après-midi. Michel reste à
attendre André.
Aux Albusquiès, un beau chat veille sur son château.
Les chats ont plus de sagesse que moi. Quelque part je dois avoir le goût de l'errance, je me verrais bien en troubadour allant de village en village raconter des histoires.
Plusieurs panneaux mettent en garde contre ces vaches noires, signalées comme très dangereuses.
Les pires vaches ne sont pas les animaux féroces de l'Aubrac, décrits par Laurent Denis dans « Partir à Compostelle » (page 32).
Au gré des chemins, voilà une ferme près de Campagnac.
Il fait déjà chaud à neuf heures du matin. Au Soulié, je retire ma veste.
À Carboniès, je salue une utilisation originale des pots en terre cuite.
Peu avant d'arriver à Espeyrac, le village aux trois dazes, je traverse une passerelle sur la daze des Vernhettes.
Je suis en forme, je marche vite, je dépasse beaucoup de pèlerins, notamment
Christian « casquette jaune » en montant vers Sénergues.
On le surnomme ainsi pour le distinguer d'un autre Christian.
Christian « casquette jaune » tente de s'accrocher à Gaby, le pèlerin au drapeau occitan. Celui-ci le distance dans les montées et l'attend aux haltes.
Je m'arrête à Sénergues.
La tour carrée est la partie la plus ancienne du château de Sénergues.
Christian « casquette jaune » me rejoint et nous nous reposons ensemble un moment. Il est fatigué, il a mal, mais il a du cran et il marche d'un bon pas.
Je reprends le chemin seul.
Et voilà, non loin de Garbuech, un bleuet.
Cette petite fleur vivante compte plus dans mon cœur que toutes les pierres taillées entassées par l'espèce humaine pour se mettre en valeur.
De plus, en Belgique, bien qu'on trouve encore des coquelicots, il est rare d'encore
voir des bleuets.
Ils sont victimes des méthodes agricoles « intensives » (pour ne pas dire pis). Alors le bleuet est pour
moi une fleur rare et je l'accueille comme d'autres ailleurs un edelweiss.
Deux mâts de cocagne pointent vers le ciel à Saint-Marcel.
On en voit un peu partout dans la région.
Ici les vaches n'ont pas besoin de trains, les pèlerins leur suffisent.
Je ne sais pas si cette plaisanterie sera du goût de tout le monde, mais depuis quelques jours je suis euphorique et pourtant je ne me drogue pas. À moins que la marche ne soit une drogue !
Et à ce propos, au risque de réduire ma crédibilité à la taille de l'infiniment petit, moi qui ai beaucoup lu Nietzsche, je me demande si sa philosophie n'est pas surtout fondée sur une grande production d'endorphine au cours de la marche.
Moi aussi, en ce moment, je suis disposé à crier « ecce homo » et à danser comme Dionysos, moi aussi je préfère Dionysos au Crucifié. De l'air, de l'air ! Protégez-moi contre l'atmosphère confite et renfermée des dévots !
Je suis déçu de ne pas voir Conques d'en haut. Il y a trop d'arbres le long de la route et c'est pareil dans le chemin qui y accède, un petit sentier pierreux qui dévale gaillardement.
J'arrive à l'accueil des pèlerins de l'abbaye Sainte-Foy peu avant midi.
L'accueil est excellent. On nous offre des boissons.
Gaby arrive à son tour ; et peu après, Christian « casquette jaune » nous rejoint.
Nous allons acheter des fruits ensemble et nous les mangeons. Nous visitons Conques.
Conques est un village très ancien, très vertical, avec beaucoup de montées et de descentes, un village comme je les aime.
Nous revenons à l'abbaye. D'autres pèlerins arrivent. Nous attendons deux heures de l'après-midi et nous nous installons, nous prenons une douche. Il fait chaud dehors, mais ici, dans le gîte, je bénéficie d'un courant d'air.
Je demande à Jean-Paul, un des hospitaliers, d'examiner mon pied pour savoir ce qu'il y a entre mon
gros orteil gauche et son cadet de voisin.
Il repère la petite boule, il pense d'abord que c'est un durillon, puis il affirme que c'est une ampoule.
Il me la soigne avec une pommade dont il me vante les mérites, le « baume du Suédois ».
Je rumine à nouveau.
Il paraît qu'au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Celui qui a dit cela devait être un optimiste,
car en ce qui concerne les êtres humains, on devrait plutôt dire qu'au pays des borgnes, les aveugles
sont rois.
Les êtres humains sont tellement épris de fadaises simplistes que ce sont les cons qui donnent le ton.
Cela va de la grande colère des imbéciles de Bernanos au succès du poujadisme, du populisme, du
racisme, du nationalisme, de l'anti-quoiquecesoit-isme, et j'en passe !
Dans un monde où les aveugles sont rois, comment sortir des religions (au sens large) ?
Les religions, toutes les religions, c'est de la grandiloquence sur fonds d'inepties. Les assertions
contredites par la science deviennent des « métaphores » et sont sanctifiées.
C'est trop humain pour être crédible !
Beaucoup de pèlerins logent dans le gîte, le nombre de bâtons en témoigne.
Et il y a aussi ceux qui, comme moi, n'ont pas de bâtons.
Je fais un petit tour dans le village et je vais reconnaître la suite du camino.
Encore un tympan qui chante un hymne à l'exclusion, en divisant les gens en « bons » et « mauvais » !
Et ce jugement dernier qui n'aura jamais lieu!
Je participe aux vêpres, aux complies et à la bénédiction des pèlerins, mais je
renonce à l'explication du tympan, aux chants de la chorale et aux illuminations, car cela me
mènerait trop tard.
C'est trop « touristique » pour moi et de toute manière, tôt matin le camino m'attend.
Cette étape de Conques m'émeut, car elle me rappelle ma deuxième étape, quand j'ai logé chez les chanoines prémontrés de Leffe. Je suis surpris de constater qu'ici ils sont moins nombreux qu'à Leffe.
Par ailleurs, les rituels religieux me lassent. Ces litanies répétitives d'un autre
temps me font douter de la raison, de l'intelligence et de l'aptitude à prendre activement
conscience (l' « awareness ») du singe bavard.
Comment pouvons-nous en rester à un stade aussi primitif ?