Retournac, 28 avril 2011
Je me lève à cinq heures vingt. Je range mon sac sans faire de bruit pour ne pas éveiller les
enfants.
Je pars à six heures et demie. Il règne un silence de plomb dans le centre, j'ai réussi à n'éveiller
personne.
Je décide de faire le grand tour, trente-quatre kilomètres avec un archipel de descentes et de montées. J'ai envie de tester mon aptitude à marcher après plus de mille kilomètres. Et puis le GR sera plus beau et plus passionnant que les routes goudronnées !
J'avale avec aisance la montée vers Leignecq, une centaine de mètres de dénivelée.
Là, au lieu de longer le village comme indiqué sur ma carte, les balises du GR me font visiter les
curiosités du lieu.
Cela ne me déplairait pas si je faisais une promenade, mais j'ai une grosse étape devant moi. Après
avoir un peu tourné dans Leignecq, un joli village par ailleurs, je coupe au court pour rejoindre
le GR 3.
Plus loin, en arrivant sur la départementale 12, les balises du GR 3 empruntent la grand-route vers la gauche tandis que celles de Saint-Jacques (les pectens jaunes sur fond bleu) préfèrent la petite route bitumée en face, qui mène à Eclunes Hautes.
J'opte pour la deuxième solution et je rejoins le GR à l'entrée d'Eclunes Basses.
J'ai bien fait, car de toute évidence, pour éviter une petite route bitumée étroite sur laquelle je n'ai
vu aucun véhicule, le GR suit une grand-route avant d'emprunter un mauvais chemin dans la vallée.
Les concepteurs des GR poussent parfois la phobie du bitume un peu loin !
Après Eclunes Basses, la montée est raide.
Puis le chemin vers Valprivas est bon.
Je croise un troupeau de vaches aux Peyroux.
Je fais halte à Valprivas, dans un petit parc devant un oratoire, à la place de Carl de Nys, un endroit très agréable.
Je prends ensuite le chemin des Pèlerins et j'arrive à l'ancien lavoir.
La route bitumée vers l'Andrable me séduit, elle plane entre ciel et terre. À gauche, à droite et devant moi, de profondes vallées me projettent vers le haut. Et au-dessus de moi il y a un ciel immense parcouru par des nuages qui invitent au voyage. J'ai un moment mystique.
À l'ouest je vois l'autre versant de la vallée de l'Andrable.
Sur la côte de Gouland, la progression est pénible, car le chemin est couvert de
gravillons suite au passage des motos.
Un peu partout, des panneaux interdisent le passage des motos, mais les nombreuses traces de pneus
prouvent qu'elles passent très souvent.
Que vaut un panneau quand il est visible que personne ne le respecte ? Et combien de panneaux routiers sont dans ce cas ? Quelqu'un a même fait disparaître le dessin de la moto sur un des panneaux.
Je traverse un petit pont en bois sur l'Andrable.
De l'autre côté du pont, comme les véhicules motorisés sont autorisés, le chemin forme un épais tapis de boue. Partout je vois des traces de motos et de quatre fois quatre.
La montée est raide et pénible, et surtout longue ! Mais l'inclinaison de la pente
diminue peu à peu. J'arrive fatigué à Chales.
Je me console à l'idée qu'il ne me reste qu'une forte montée, celle de Sarlanges après la traversée de
l'Ance.
Les balises sont très anciennes et à demi effacées. La descente vers l'Ance est pénible à cause des gravillons et des cailloux, il s'agit d'une alternance de raidillons et de faux plats.
Cinq cents mètres après Gouttenoire, dans une épingle à cheveux, il faut prendre à droite une sente
qui descend très raide. Comme je ne vois pas de balise, je continue sur le chemin et j'arrive au
Galy.
Là, l'absence de balises m'incite à aller tout droit.
Mais je m'arrête ! Si je continue tout droit, je descends l'Ance au lieu de la monter, et d'ailleurs la
rivière devrait être sur ma gauche !
Je fais demi-tour.
Je retrouve le GR 3 au Claux. J'admire – si je puis dire – le chemin par lequel j'aurais dû venir
ici : c'est un vrai casse-gueule !
Je suis toujours dans le pays du baliseur sadique et ne pas avoir vu la balise dans l'épingle à cheveux
a finalement été une chance !
Je traverse l'Ance.
Je suis très fatigué.
Près des ruines du moulin de Guibert, le sentier est très pierreux, il s'élargit plus haut.
En dépit de la fatigue, je grimpe d'un trait à Sarlanges. Je veux en finir avec les gros efforts.
Le GR m'emmène dans des chemins herbeux et ravinés avec des ronces, je risque de me tordre un pied à
chaque pas. J'avance prudemment.
À Sarlanges, un abri pour pèlerins me redonne de la volonté.
C'est la volonté qui compte, le courage suivra bien.
Voici une balise GR peu avant le Cortial.
Comme les balises n'ont pas été rafraîchies entre Apinac et Retournac, ne pas les rater requiert un bon coup d'œil.
Il y a des pectens européens sur les cent premiers kilomètres et les cent cinquante derniers kilomètres de la voie qui va de Vézelay au Puy-en-Velay.
J'arrive à Retournac, épuisé. Je m'assieds sur un banc de la place de Boncompain, un nom
sympathique.
Je mange, je bois, je me repose et je reprends des forces.
J'examine une carte locale. À l'est de Retournac, il semble y avoir un pont sur la Loire qui me permettrait de gagner un kilomètre. Mais existe-t-il ? Je veux tenter la chance.
Dès que je me mets en route, je boite. Le pied droit ne fait pas mal, mais il fléchit à chaque pas. Je boite fortement pendant cent mètres. Puis la boiterie diminue et après un kilomètre, je marche à nouveau normalement.
À partir du chemin du Trignadour j'observe la Loire dans l'espoir de découvrir ce fameux pont. Le suspense dure jusqu'au bout, car je ne vois le pont qu'au dernier moment. Il est très plat et sans balustrade.
La Loire en aval du pont du Trignadour, à l'est de Retournac.
Me voilà dans les gorges de la Loire du Puy-en-Velay à Aurec ! C'est dans ces gorges que je cheminerai les deux prochains jours.
La traversée du pont est délicate. Il est long et étroit et j'entre en concurrence avec les autos et les camions. Chaque fois qu'un véhicule passe, je m'arrête au bord du pont dépourvu de balustrade, juste au-dessus du fleuve.
À cause de la fatigue, les trois derniers kilomètres me semblent interminables.
Je ne vois le gîte qu'au dernier moment. Il a une disposition un peu particulière et je mets un
certain temps à trouver l'entrée.
Cela sent son écologique homéopathique bio spiritualité d'emprunt, avec toutes les complications de la
« qualité » de la vie « simple » et du retour à la nature.
Voilà qui me semble de mauvais aloi, mais le gîte est recommandé par le guide, donc je me jette à l'eau.
Mon hôtesse doit partir et c'est son amie qui s'occupera de moi. Elle loge ici avec ses deux petits-enfants. C'est la mise au point de cet arrangement qui explique les hésitations quand j'ai réservé.
Ils accueillent souvent des enfants handicapés, ce qui me permet de parler de Fernand Deligny, qui m'a permis de progresser dans mes ruminations. Je sens très vite que mon discours plane trop haut.
Il faudra encore quelques siècles avant que nous ne comprenions l'importance de quelqu'un comme Fernand Deligny.
L'amie de mon hôtesse me ramène sur terre. Elle est très intéressée par mon pèlerinage et me demande dans quelle intention je le fais.
Pour éviter toute ambiguïté, quand quelqu'un me pose ce genre de question, je préfère dire d'emblée que je ne suis pas croyant, ce qui permet de faire comprendre à mon interlocuteur que je ne vais pas lui tenir un discours convenu empreint de foi et de religiosité.
Je crois à l'altérité de chacun de nous. Mon point de vue est celui de Nietzsche quand
il écrit : « Vous ne vous étiez pas encore cherchés : alors vous m'avez trouvé. Ainsi font tous les
croyants ; c'est pourquoi la foi est si peu de chose. »
Et Nietzsche de mettre en exergue que l'important est de se chercher soi-même. Et en m'inspirant de
Pascal, j'aime ajouter : « Vous ne vous chercheriez pas si vous ne vous étiez déjà trouvé ! »
C'est bien là que l'altérité m'intéresse, cette part inaliénable de chacun, cette « distinction », la seule chose qui compte en finale.
Et j'ai de la chance ! Elle se dit très intéressée par mon incroyance, ce qui m'encourage à aborder
mes ruminations, mais comme je suis méfiant, je commence par le « pater noster » de Jacques Prévert.
Elle me dit de continuer, que cela l'intéresse beaucoup et qu'elle m'écoute attentivement. Elle se lève,
va à l'autre bout de la pièce et observe attentivement un petit point sur le mur.
C'est une croyante et je me suis fourvoyé. Je passe du coq à l'âne et je parle de la pluie et du beau
temps, ce qui a pour avantage de la ramener à table.
Mais je n'en suis pas quitte pour autant. Elle se lance dans un discours à l'adresse de ses
petits-enfants où il est question de religion avec toutes les vieilles bondieuseries les plus
archaïques et les plus superstitieuses, les miracles de Jésus, la barque en pierre de Saint-Jacques,
et j'en passe.
Et elle me prend comme un témoin vivant de la justesse et de l'exactitude de toutes ces foutaises. Elle
joue sur le fait que je n'oserai pas la contredire devant les enfants.
Ainsi va la vie. Un certain nombre de croyants sont gravement atteints suite aux inepties qu'on leur a fourrées dans la tête quand ils étaient petits. Et le pire, c'est qu'ils contaminent les enfants !
J'avais demandé à mon hôtesse de tout pouvoir régler le soir même afin de pouvoir partir tôt. Elle
m'a répondu sur un ton assez sec qu'elle était là pour le moment et qu'on pourrait régler cela plus
tard.
Puis elle est partie en me laissant en rade.
Je m'adresse à ses enfants qui logent à côté. Ils ne sont au courant de rien, mais ils ont le numéro de
portable de leur mère. Celle-ci leur explique comment procéder. Et tout finit par s'arranger.
C'est un drôle de lieu et une drôle de manière de faire. Ici il y a un peu partout une sorte de décalage
par rapport au réel.
Ce qui me déplaît dans ces milieux qui se veulent « alternatifs » et qui sont plutôt « parallèles » que « tangents » pour reprendre une distinction de Deligny à propos des institutions, c'est qu'un discours nébuleux et prétendument inspiré ne cesse pas de vouloir se substituer au réel.