Notre-Dame-de-l'Hermitage, 23 avril 2011
Je suis prêt à sept heures.
Je me rends au bureau d'accueil du gîte, il n'y a personne. Je ne sais pas quand mes hôtesses
viendront.
Je regarde autour de moi et je découvre que mon gîte, c'est tout le fatras à la mode du paganisme
psycho-socio.
Les psychologues sont les principaux rivaux des prêtres.
Dans le secrétariat du gîte, on parle du boudhisme, de la PNL (programmation neuro-linguistique),
de la tempérance, de l'hypnose et d'une série d'autres foutaises pseudo-scientifico-religieuses.
Moi qui suis licencié en sciences psychologiques et qui les ai fréquentés de près
(tout comme les prêtres auparavant), cela m'inquiète toujours un peu, cet excès dans la compréhension
de tout ce qui existe.
Je préfère mille fois le doute à la certitude.
Dans une société qui a le culte de la (pseudo-)science, les psychologues sont encore
plus bourrés de préjugés que les prêtres. Cela les rend souvent intolérants sur des points de détail :
« Il faut toujours faire ceci et jamais faire cela. »
Cela rend les échanges verbaux particulièrement insupportables.
En plus, ils ont une idée très précise de leurs « droits » et ils bondissent quand on émet des doutes sur leurs croyances ou qu'on s'en moque. De vrais croyants ! Et de la pire espèce !
Je me calme. Je me souviens que Spinoza eut son manteau troué par une lame. La conviction religieuse mène à la folie, et il en va de même pour la conviction idéologique.
« Ce n'est pas le doute mais la certitude qui rend fou. »
Merci, Friedrich Nietzsche.
Mes hôtesses n'arriveront pas tôt. Nous sommes samedi et ici c'est leur lieu de travail.
Cette attente ne me dérange pas, car l'étape est courte, à peine vingt kilomètres et je dois faire des achats à Chabreloche, à quelques kilomètres d'ici. Les magasins n'ouvriront pas avant neuf heures.
Je vois Chabreloche dans la vallée et plus loin je devine les monts du Forez, le point le plus élevé de mon pèlerinage.
À huit heures, je me renseigne auprès de la famille, qui vit en vase clos et évite le contact. Ils me disent que nos hôtesses arriveront entre huit heures un quart et huit heures et demie.
Finalement c'est un homme qui arrive vers huit heures et demie.
Il est très gentil et très affable, le genre « père abbé » mais dans la version psycho-socio-éco-bio
moderne. Nous réglons tout et je pars à huit heures trente-huit, environ deux heures plus tard que
d'habitude.
À Chabreloche j'achète de la nourriture à profusion car j'ai faim.
Je m'installe sur un banc en pierre devant le groupe scolaire Jules Ferry et je mange un croissant, un
pain au chocolat, une ficelle, deux cent cinquante grammes de Comté, un Mars et je bois du coca.
Une jeune dame s'approche de moi. Elle tient en laisse un border collie. Elle me parle de son chien,
qui était abandonné et qu'elle a recueilli, un compagnon lointain de Tesqui.
Puis elle m'entretient longtemps à propos du pèlerinage. Elle me dit qu'elle est d'origine belge et
qu'elle loge dans l'école, à l'étage.
Elle marche beaucoup dans les environs et elle regrette que les arbres cachent les belles perspectives.
Elle me parle aussi de la gentillesse des Auvergnats : « S'ils sont si gentils, c'est parce qu'ils ont
eu dur dans la vie. »
J'évoque la belle chanson de Brassens.
« Elle est à toi cette chanson,
Toi l'Auvergnat qui sans façon
M'as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid. »
Merci, Georges Brassens.
Mais elle n'accroche pas à mon allusion.
Nous parlons longtemps du camino.
Bref, je ne démarre mon étape qu'à dix heures, bien plus tard que d'habitude. En plus j'ai trop mangé et je marche lentement.
Non loin de Boulay, plusieurs colonnes de fourmis traversent le chemin.
À une heure de l'après-midi je n'ai fait que huit kilomètres, il m'en reste onze à faire et je vais devoir grimper cinq cents mètres de dénivelée.
Des vaches vagabondent sur la petite route qui mène à Fontbonne. Non loin d'elles, il y a une voiture
en stationnement.
Je demande au conducteur s'il sait à qui elles appartiennent. Il me dit qu'elles sont à lui et qu'il est
leur « berger » (sic). C'est sa manière de faire paître son troupeau.
Quand je vois quelque chose qui me semble sortir du commun, je pense au superbe texte de Félix Leclerc,
dans le « Calepin d'un flâneur », intitulé « C'est ma manière ».
« Il tient son fusil par le canon, je lui dis : " Mais vous êtes fou, si le coup
partait ? " Et le vieux chasseur de quarante ans de forêt me répond : " C'est ma manière. "
Je lui dis : " Pourquoi vous prenez de la neige au lieu de l'eau pour votre thé ? " " C'est ma manière. "
Il couche avec sa casquette renfoncée jusqu'aux yeux. " C'est ma manière. "
Il boit sa soupe, sucre ses tomates et sale ses pommes, c'est sa manière.
Il fume sa pipe, la tête en bas. " Mais les tisons brûlent vos culottes ? " " Ça fait rien, c'est ma
manière. "
" Quelle est cette bosse dans votre poche de derrière ? " " Ma montre. "
Je lui achète un casse-noisettes et il continue quand même à se casser les noix sur la tête à coups
de poing. " Mais vous allez vous défoncer le crâne ? " " C'est ma manière. "
Et je lui dis adieu, il me fourre une claque dans le dos à me faire sortir la langue. C'est sa manière.
J'ai su qu'il avait renvoyé sa femme le lendemain de ses noces, qu'il n'économise rien et que besoin
pas besoin, il prend son bain une fois par année. C'est sa manière... »
Est-ce que tous ces outranciers de moralistes et de conseilleurs qui pullulent un peu partout, ne pourraient pas se taire un moment ?
Et mon berger de quarante ans d'élevage (je n'en sais rien) de s'enthousiasmer pour les Jacquets,
dont je suis à n'en pas douter ! Il me parle du sac à dos, du poids du sac, des Belges (qu'il
aime bien), et j'en passe.
C'est un passionné du camino. Il est sympathique, nous parlons un bon moment ensemble, mais cela ne
réduit pas mon retard.
En le quittant je décide que cette conversation était le temps de repos que j'avais prévu de prendre à Fontbonne.
Après le village, le chemin est très raide et je souffre. Il est encombré de cailloux.
À gauche le chemin privé est en excellent état ; à droite, le chemin public en piteux état.
Cela arrive tellement souvent que j'ai voulu l'illustrer par une photo. Il n'y a pas de secret : les chemins publics sont plus fréquentés et s'abîment davantage.
La montée s'achève par un long passage entre de très grosses pierres.
J'ai ensuite une allée agréable, qui est suivie par une descente dans le style de celles du Morvan,
un petit sentier avec cailloux, cailloutis et gravillons.
Une cohorte de motos m'oblige à m'enfoncer dans le feuillage pour les laisser passer.
Je suis heureux d'arriver à la route bitumée.
Au carrefour du Pas de Mousset, la balise sur le poteau à droite indique de tourner à gauche.
Si on prend la balise au pied de la lettre, on emprunte l'embranchement à droite avant de revenir à gauche par la grand-route.
Je suis pressé d'arriver à l'étape.
J'aborde tout de suite la forte montée qui mène à Notre-Dame-de-l'Hermitage, c'est une dénivelée de
cent septante-six mètres que je monte au train.
J'arrive crevé. La Sœur qui m'accueille m'indique ma chambre et je m'installe.
Par la fenêtre je vois une statue de saint Joseph portant l'enfant Jésus et tenant dans sa main gauche la verge fleurie qui symbolise sa distinction par Dieu.
Après les douze ans de Jésus, les évangiles ne parlent plus de son père. Peut-on
sérieusement en conclure qu'il est mort peu de temps après ? Dans ce cas, comment se fait-il qu'on
ne parle jamais de sa mort ? Par contre, s'il n'est pas mort, que fait-il pendant la vie publique
de Jésus ?
Il subsiste un mystère autour de saint Joseph.
Un peu plus haute, sur un pic qui la met bien en évidence, se dresse une grande croix blanche.
À sept heures je vais souper. C'est une ambiance très religieuse avec quelques Sœurs très jeunes d'origine étrangère et surtout des laïcs, la plupart âgés, plus un Père en civil qui a été aumônier ici il y a longtemps.
Nous restons debout et nous récitons le « benedicite ». Je me conforme au rite. Je me dis que le chant, d'inspiration grégorienne, unit les membres de l'Église catholique.
Mais il règne ici une ambiance de désenchantement.
Ils se plaignent d'être âgés et de moins en moins nombreux. Et le nombre de fidèles décroît aussi.
Il n'y a que deux Sœurs très jeunes, mais elles sont africaines (les Sœurs de Notre-Dame-de-la-Salette sont des missionnaires).