Larochemillay, 15 avril 2011
La montée de Villechaise est plus facile que je le craignais, mais au sommet de la côte il n'y a pas moyen de s'asseoir comme je l'espérais. Pourtant c'est une zone habitée.
Peu avant Glux-en-Glenne, je passe près d'une antenne GSM ; j'en profite pour envoyer un message à mon frère.
Le chemin surplombe le centre d'hébergement des archéologues qui participent aux fouilles de Bibracte.
Un peu plus loin, je rejoins le GR 13 qui vient du mont Folin.
Je passe non loin d'Anvers et des Francillons : cela ne s'invente pas !
Je rencontre le chemin d'Alésia à Bibracte, ce qui me fait sourire.
Il est quasi certain que la bataille d'Alésia n'a pas eu lieu à Alise-Sainte-Reine ;
le plus raisonnable est de chercher dans le Jura, chez les Séquanes, peut-être à la Chaux-de-Crotenay,
près de Champagnole, comme le proposait l'archéologue André Berthier.
Mais ce qui m'a valu des crises de fou rire, ce sont les contorsions désespérées des experts pour situer
contre toute évidence la bataille à Alise-Sainte-Reine, comme rattacher la majeure partie du
département de la Côte-d'Or au territoire des Lingons ou faire se reposer les légions de César non
loin de Sens, en pays hostile.
Il faut dire que Jérôme Carcopino avait ouvert la voie à ce genre de fantaisie avec ses Séquanes « de
l'ouest », peuple inventé qui se serait trouvé, comme par hasard, juste aux alentours
d'Alise-Sainte-Reine.
Le dossier sur la localisation d'Alesia à Alise-Sainte-Reine regorge d'anecdotes marrantes.
Elles prouvent que des scientifiques peuvent s'obstiner dans des idées toutes faites
avec la même ardeur et la même obstination que des fondamentalistes religieux. Il faudrait examiner
ce comportement de près pour mieux comprendre le fonctionnement de l'être humain.
Il y a une autre critique de la raison « pure » que celle de Kant, c'est celle où l'« impératif
catégorique » pollue toute raison, même celle qui a des prétentions scientifiques.
Le célèbre «pari » de Pascal appartient à cette catégorie.
Et je pense aussi au fameux rayon N (de Nancy) « découvert » par Blondlot, un épisode
scientifique opportunément rappelé par Jean Rostand. Et plus sérieusement, aux discussions entre
Einstein et Bohr à propos de la mécanique quantique !
Cela me ramène aux travaux de Thomas Kuhn à propos des révolutions scientifiques. Il existe un relent
d'idéalisme hégélien dans la manière dont un grand nombre de nos contemporains conçoivent le progrès
scientifique.
Dans la réalité on est bien loin de cette image d'Épinal.
La montée du mont Beuvray est moyennement dure, je l'avale au train.
Je regarde l'état des fouilles. C'est un long et patient travail, mais le site est très prometteur.
Les pièces les plus intéressantes sont au musée de la civilisation celtique.
Ce pied de colonne dans la « basilique » est une importante découverte qui a permis d'établir que Bibracte a été romanisée plus tôt qu'on le pensait.
Et voilà la remarquable « domus » (maison) située dans le quartier du Parc aux chevaux.
J'ai envie de me recueillir seul. Les touristes me gênent. Je monte sur le Thoreux de la Roche.
Je contemple le panorama que baigne une petite brume.
Voici une colline inspirée comme je les aime. Je reste longtemps à me pénétrer de l'endroit, de sa nature
et de son histoire. C'est un lieu fort et pour moi c'est une intense expérience spirituelle.
Le paysage est splendide. Les Éduens avaient bien choisi leur place-forte. Je pense aux espoirs, aux
idées et aux croyances de ceux qui vécurent ici il y a plus de vingt siècles.
Que restera-t-il de nos illusions dans vingt siècles ? Pourrons-nous un jour prendre
la dimension de notre petitesse et de notre démesure ? Pourrons-nous un jour en venir à une humilité
« principielle » qui nous remette à notre véritable dimension d'espèce animale humaine ?
Ou bien serons-nous toujours plus fous et donc condamnés à disparaître ? Où sont les « happy few » qui
pourraient nous aider à aller plus loin ? Nous sommes si petits et nous n'avons rien d'autre que ce
si petit moi qui est si grand pour chacun de nous.
Nous sommes un mélange de tout et de rien et c'est cet écart qui alimente nos folies. Merci, Blaise
Pascal.
La descente du Beuvray devient rapidement un thalweg couvert de cailloux et de gravillons, un vrai casse-gueule. Je glisse tout le temps, je crains autant les chutes que les entorses. Je progresse prudemment. Après un temps qui me semble infini j'arrive en bas, au moulin de Montvernot.
Je prends la route vers Larochemillay. Le détour par le Foudon n'apporte pas grand-chose et j'ai davantage envie de poursuivre mes songes du mont Beuvray que de marcher. Pour le moment je suis ermite et non pèlerin.
En outre, les trois kilomètres de bitume qui me séparent du pied de Larochemillay sont peu fréquentés, je ne croise que deux voitures.
Le soleil tape dur et le vent est très frais. C'est un temps traître où je crains à la fois l'excès de chaleur et le refroidissement.
À l'ouest de la route il y a le village de Ruault et en arrière-plan les bois dans lesquels passe le GR 13.
J'arrive à Larochemillay peu avant deux heures. Je coupe ma balise et je me repose un instant sur la
place du village.
Puis je vais aux informations : le gîte ouvre à quatre heures et il faut prévenir Sandrine et non madame
Bultet.
Une tour et des murs sont tout ce qu'il reste de l'ancien château.
Le nouveau est bâti derrière, juste en surplomb de la butte sur laquelle se trouve le village.
Certains croyants ignorent qu'il existe une spiritualité athée, certains prétendent
même qu'il n'en existe pas. Ils confondent attitude religieuse et spiritualité.
Le christianisme a confisqué la spiritualité, il affirme : « Si tu dis spiritualité, tu crois en un
dieu. »
Cela dénote un mauvaise compréhension de la spiritualité, de ce mécanisme
physiologique qui met en harmonie nos états d'âme d'origine humorale avec notre incessant bavardage
intérieur.
Quand cela prend une forme sensible qui touche nos sentiments et nos émotions, c'est de la spiritualité.
Et c'est pourquoi la spiritualité varie tellement selon les lieux, les époques et les croyances.
Je dois chercher un peu pour trouver l'amorce du chemin de demain ; je repère la départementale 192,
mais pas la petite rue qui lui est parallèle.
J'explore aussi la route qui mène directement à la gare de Millay ; je traverse le village et je passe
devant le cimetière. À la Croix, un chemin coupe un lacet de la route.
Comme je reviens vers le gîte, je vois une affichette sur le bar-restaurant, selon laquelle le
restaurant ouvre à cinq heures et le bar à six heures.
Par contre le magasin d'alimentation est fermé l'après-midi. C'est une mauvaise nouvelle, car il n'y a
pas de ravitaillement avant Issy-l'Évêque !
Et demain, samedi, le magasin n'ouvrira qu'à huit heures et demie. Je ne pourrai pas partir avant !
Je retrouve le gîte peu avant quatre heures.
Je laisse un message sur le répondeur de Sandrine. Elle me rappelle tout de suite ; elle ne viendra que
dans une demi-heure ; elle m'explique où elle a caché la clef du gîte.
J'entre et j'attends. Je suis le seul hôte des lieux ; le gîte est propre, très soigné et en excellent
état.
Sandrine arrive une heure plus tard et s'excuse de son retard. Elle a dû s'occuper de ses enfants, ce
qui lui a pris plus de temps que prévu. Elle a aussi oublié son portemonnaie, mais j'ai assez de
monnaie pour payer le prix exact.
Elle me trouve une solution pour l'alimentation. Le boulanger veut bien me servir à huit heures du matin,
mais il faut que j'aille à son fournil. Elle me décrit le chemin avec tellement de précision que je
ne pourrai pas me tromper !
Il est six heures. Comme le restaurant ouvre à cinq heures, j'y vais, mais il est fermé. S'il n'ouvre
pas, je ne mangerai pas ce soir.
Le numéro de téléphone de l'établissement se trouve sur une camionnette stationnée devant l'église. Le
patron veut bien me faire à manger pour sept heures. Je suis sauvé.
Je tente de réserver pour le jour de Pâques. La veille, je serai à Notre-Dame-de-l'Hermitage.
Sur plus de trente kilomètres, tous les gîtes sont pris par des groupes qui veulent rester entre eux.
Ils n'acceptent pas d'intrus ! Même une petite personne discrète n'est pas tolérée.
Même le gîte municipal de La Chamba (septante-huit places) a été réservé en entier. Pâques n'est pas un
jour de fête pour les pèlerins et les randonneurs sur les monts du Forez, surtout quand la météo a
annoncé du beau temps.
Je demande à Notre-Dame-de-l'Hermitage s'ils peuvent m'héberger une nuit de plus. Ils acceptent. Cela me
fait un jour de repos forcé ! J'hésitais à en prendre un et mon « fatum » (destin) me l'a imposé.
Cela m'amuse que les circonstances m'amènent à passer la fête de Pâques dans un haut lieu de pèlerinage catholique, moi qui suis un franc mécréant. Cela me donnera l'occasion de me plonger dans une ambiance chrétienne, une expérience que je n'ai plus faite depuis longtemps.
Cela dit, je me sens en pleine forme. Le Morvan ne m'a pas abattu, je le savais dur, mais je l'ai surmonté sans problème. Je suis assez fier de moi. Puisque j'ai traversé le Morvan sans grande fatigue, je dois pouvoir aller jusqu'à Fisterra sans problème.
Je vais dormir à neuf heures, énervé par mes nombreux coups de téléphone.
« [ Mais j'me dis ]
Ça n'fait rien
Tout va très bien
J'oublie mes ennuis
Après tout tant pis
Sing c'est la vie
Tu pleures ou tu ris
Tu n'as pas choisi
Tout ça c'est la vie. »
Merci, Frank Alamo.
Voilà une chanson (créée par Sonny and Cher) que j'ai aimée adolescent et que j'ai souvent fredonnée
durant un demi-siècle. Je la proposerais bien comme chant des pèlerins.
Et qui s'étonnera encore que j'apprécie l'« amor fati » des Anciens ?