Brienne-le-Château, 31 mars 2011
Je me lève, je déjeune, Pascal ne me demande rien, pas même un donativo. Il me donne son adresse. Je lui promets de lui écrire dès mon arrivée à Santiago de Compostela.
La météo a annoncé une pluie continue entrecoupée d'averses abondantes sous un vent soutenu. La réalité correspond parfaitement à la prévision.
Le GR 654 compte trente-quatre kilomètres entre Lentilles et Brienne-le-Château. Par la route, il y a treize kilomètres. De temps à autre, les concepteurs des GR prennent les randonneurs pour des promeneurs ou des touristes !
Je n'ai pas emporté de poncho, il aurait été un poids supplémentaire qui ne m'aurait servi que de
temps à autre. Pour protéger mes affaires, je les ai mises dans des sacs en plastique. Ceux-ci sont
légers et pratiques, mais bruyants.
Je mets le plus d'objets possible dans le sac à dos, notamment le portable, l'appareil photo et le
portefeuille. Et je coupe au court !
Les accotements sont boueux et irréguliers, il y a de quoi se tordre un pied à chaque pas. Je marche
sur la route chaque fois que c'est possible, des voitures me frôlent.
Tout dégouline autour de moi et je ne suis pas le moins mouillé. Je dois sans cesse m'arrêter et me mettre
sur l'accotement pour laisser passer des voitures.
Entre Perthes et Brienne-le-Château, il y a un trafic incessant et la progression est très pénible.
J'arrive trempé comme une soupe à l'hôtel des Voyageurs de Brienne. Heureusement j'ai tout de suite
accès à ma chambre et je m'efforce de faire sécher le plus d'affaires possible.
Les sacs en plastique se sont montrés efficaces : ce qui se trouvait à l'intérieur du sac à dos est resté
sec.
Je vais dans une grande surface pour acheter du savon, de quoi manger et surtout un gant de toilette.
Là, c'est comme pour la fourchette, j'ai poussé trop loin l'allègement du sac à dos.
J'achète deux gants de toilette et deux petits savons de Marseille. Tout se vend par paires. J'achète
aussi des barres de céréales.
Je reviens à l'hôtel et je me mets à ruminer.
La majeure partie du réel échappe à nos sens. Tout ce que nous pouvons faire, c'est
l'imaginer à partir de ce que certains outils nous apprennent, comme les accélérateurs de particules
pour l'infiniment petit ou les sondes spatiales pour l'infiniment grand.
Niels Bohr a représenté l'atome comme un noyau entouré d'électrons sur des orbites. Comme on lui faisait
remarquer que cette représentation est très éloignée de ce que la mécanique quantique nous apprend,
il a répondu que c'est vrai, mais qu'au moins sa représentation, les gens la comprennent.
J'ai eu la chance d'étudier la théorie de la relativité généralisée ainsi que l'équation de Schrödinger
(physique théorique). C'est tout à fait hallucinant, cela ne correspond à rien de ce que nous
percevons par les sens.
Le réel est trop complexe et trop diversifié pour être compris dans son ensemble. Nous
sommes limités par nos sens et par notre cerveau. Nous simplifions sans cesse et nous substituons
constamment au réel des schémas simplifiés.
Nous n'aimons pas solliciter nos neurones au-delà de l'indispensable. Nous préférons les savoirs tout
faits à la réflexion, à l'analyse et à la synthèse. C'est une forme d'économie et d'adaptation.
Pour la plupart d'entre nous, quand nous affirmons que la terre tourne autour du soleil,
nous le faisons avec la même ingénuité que celle des Anciens quand ils prétendaient que c'était le
soleil qui tournait autour de la terre.
Combien d'entre nous n'opposent-ils pas le mouvement apparent du soleil d'est en ouest à celui de la
terre autour du soleil, sans même se rendre compte qu'il s'agit de deux révolutions distinctes, l'une
en un jour et l'autre en un an ?
Nous fonctionnons dans les apparences, dans les reflets des choses et c'est cela que nous appelons le réel, le concret, le matériel. Il est piquant de constater que les amateurs de surréel utilisent cet écart pour justifier leurs contes à deux sous.
Ce rabattement de la représentation de l'inconnu sur celle du connu alimente la double attitude du scientifique, l'expertise et l'investigation. Il y a toujours moyen d'approfondir un sujet (en se fondant sur l'apparence) et il y a toujours moyen d'explorer davantage (en se défiant de l'apparence).
On connaît l'anecdote attribuée à Niels Bohr à propos de la mesure de la hauteur d'un immeuble à l'aide d'un baromètre. Bohr adopte la position de l'investigateur (la réponse convenue n'est pas la bonne) et pas celle de l'expert (clarifions la réponse convenue).
Tout dépend du crédit accordé à l'apparence. L'expert ne la met pas en doute et
l'investigateur la questionne sans cesse. Il y a ceux qui ont la foi et ne réfléchissent pas et ceux
qui réfléchissent et n'ont pas la foi.
Merci, Abul-Ala Al Maari.
Je reste un mécréant face au bing bang (cher à Pie XII « Dieu » sait pourquoi ! ).
Même si l'univers n'a jamais cessé d'être en expansion (ce qui semble contraire aux phénomènes
stochastiques et / ou oscillatoires si fréquents en physique), que se passe-t-il juste avant ce
bing bang ?
Bien sûr il y a la théorie du rebond... et encore d'autres fantaisies. Méfions-nous de l'inclination de
notre espèce à se raconter des histoires ! Tout cela semble humain, beaucoup trop humain pour être
crédible !
Et j'en viens au mythe commode attribué à Adam Smith, celui de la « main invisible ».
Il est à mettre en regard de la déclaration de Greenspan (à propos des spéculations sur le Nasdaq)
selon laquelle les acteurs financiers sont irrationnels.
Comment les effets conjugués d'acteurs irrationnels seraient-ils invariablement rationnels ? Si un journal
financier très lu induit en erreur, les effets boursiers peuvent être considérables sans avoir de
fondement dans l'économie réelle.
Là où nous fonctionnons le mieux, c'est dans l'imaginaire. L'effet rationnel de cette
fameuse main est tellement invisible qu'on a bien du mal à le percevoir.
Et c'est pourquoi on le remet à un avenir toujours plus lointain, si éloigné de nous qu'il fait penser
à ce Jugement dernier que Jésus annonçait si proche.
L'expertise est le passe-temps du méticuleux, un travail de termite et d'ermite en
vue de fabriquer des contes. L'investigation est le songe du voyageur, une errance pérégrine de
pèlerin.
Le premier rumine, le second chemine.