Château-Porcien, 21 mars 2011
Comme d'habitude je me lève trop tôt. J'examine l'étape : vingt-sept kilomètres, c'est moins que celle de Mazée et surtout c'est plus plat. J'aurai moins de boue qu'hier, car j'emprunterai davantage de routes asphaltées.
À sept heures et demie je fais un petit tour à l'extérieur.
La chambre d'hôtes a une allure mi-champêtre mi-sylvestre très sympathique. C'est un lieu calme, le genre
de lieu où j'accepterais volontiers de passer le reste de ma vie.
Pendant le déjeuner, notre hôtesse met une musique « évanescente ». Il s'agit de sons aigus et de souffles enveloppés de vent. Je crois que c'est « Mon Dieu » de Nana Mouskouri (musique de Rossini), mais je n'en suis pas sûr.
La brume favorise la croyance au surréel, aux fées, aux dieux, aux elfes et aux démons.
Ce genre de musique tend à diluer le réel dans un spirituel à fleur de peau, à lui substituer des
imaginaires flous et insaisissables, de vagues évocations d'un autre monde.
Elle est aux antipodes de l'amor fati des Anciens, de l'acceptation pleine et assumée du réel, avec ses
bons et ses mauvais côtés, comme Jacques Prévert l'exprime dans son « pater noster ». Pour moi une
expérience spirituelle doit s'ancrer dans le réel.
Confondre le brouillard mental et la spiritualité me semble ingénu. Comment articuler
cette brume avec la rencontre entre le monde et moi en tant que corps vivant ? Ce sont les deux termes
de la danse ! Sans danse, il n'y a pas de spiritualité.
« Cela fait rêver, disent mes compagnons. »
C'est exactement cela, ce sont des songes. C'est l'exaltation de la propension à rêver de l'être humain,
mais ici ce rêve n'a même pas d'objet précis.
Pour ma part j'aspire à une spiritualité éveillée et je ne confonds pas la somnolence avec la spiritualité. Les songes fumeux sont des contes de fumistes. Le rejet du réel et le mépris du corps procèdent tous deux d'une haine profonde du vivant.
Il fait froid mais beau, l'après-midi sera chaude. Depuis mon départ je jouis d'un temps favorable. Il
y a beaucoup de soleil, parfois du vent ou des nuages, mais jamais de pluie, un temps parfait pour la
marche !
Je pars d'un bon pas. J'ai l'impression de marcher mieux que jamais. Il m'aura fallu une semaine pour
atteindre un bon rythme.
Comme il fait beau, je fais le détour par les monts de Sery et je contemple le paysage.
Je passe devant le château d'eau de la côte de Sainfoin, près du camp romain et du jardin botanique.
Puis je descends vers Sery.
Le chemin pierreux est plus sec que lors de ma dernière visite.Le hasard fait que je croise mes compagnons hollandais à Hauteville. Nous échangeons des sourires et nous nous saluons. Ils suivent la grand-route et je marche sur les chemins. Willy ne leur laisse pas le choix.
Les éoliennes dominent le mont Raulin.
J'avale la montée rapidement et sans grand effort. Mon aisance me surprend. Il est bien loin, le temps où j'arrivais épuisé à Mazée. Et pourtant, c'était mercredi passé !
Je quitte le GR 12.
Un panneau affirme que Saint-Jacques de Compostelle est à 2.454 kilomètres.
Cela me semble beaucoup, surtout si on prend la route directe et qu'on privilégie les raccourcis comme
mes compagnons hollandais et les pèlerins que j'ai rencontrés à Mazée.
Juste avant de descendre à Château-Porcien, je vois une croix jaune et une flèche jaune sur un poteau.
En fait, une promenade locale balisée en jaune croise le chemin de Vézelay balisé par les « Randonneurs et
Pèlerins » des Ardennes, le RP08.
Comme j'arrive à la mairie, les jambes sont raides et les mollets me font mal, surtout le gauche. J'ai marché à près de cinq kilomètres par heure en moyenne. Si je compare à l'étape de Mazée, j'ai marché plus vite et je suis moins fatigué. C'est de bon augure.
L'employée de la mairie m'accueille bien. Elle m'explique comment entrer dans le gîte municipal. J'y vais. Il est très petit, avec juste la place pour quatre lits, une petite pièce pour la douche et une autre pour les toilettes.
Je suis étonné que mes compagnons hollandais ne soient pas encore là. La route d'Écly est plus facile que la mienne. Je la connais, car je l'ai empruntée en voiture il y a quelques années.
Je prends une bière au Longchamps et je commande trois repas. Comme je sors du café, je les vois arriver. Gerhardt doit avoir des ampoules ou des douleurs musculaires, car il boitille. Je les guide jusqu'au gîte et nous nous installons.
Vers trois heures, je sors du gîte pour laisser mes compagnons s'installer.
J'assiste à un défilé d'enfants déguisés, c'est jour de carnaval à Château-Porcien.
Un pèlerin nous rejoint dans notre réduit, un jeune néerlandophone en baskets avec un
sac très lourd.
Je me dis qu'il faut être jeune pour entreprendre ce pèlerinage aussi mal chaussé et avec un sac aussi
lourd.
Je laisse mes compagnons dans notre gîte exigu et je fais un tour dans le village.
Je repère une boulangerie pour demain matin.
Je trouve enfin une fourchette en métal. Je ne voulais pas acheter une dizaine de fourchettes en plastique comme on en trouve partout. Elles cassent et je devrais en transporter plusieurs. Mais les fourchettes en métal ne se vendent pas à la pièce non plus. J'en ai trois. Cela s'appelle pousser à la consommation.
Je ne vois pas de bus, pas d'arrêt de bus ni a fortiori d'horaire de bus, mais je sais qu'il y a des bus qui s'arrêtent à Château-Porcien et vont à Rethel. La solution que j'avais envisagée et qui consistait à loger à Rethel en prenant le bus, ne me semble pas très pratique.
Je vais jusqu'au canal des Ardennes pour voir le chemin que je prendrai demain. Il est herbeux, il n'est ni bétonné ni goudronné. Tant mieux pour mes pieds !
Notre nouveau compagnon est de nationalité hollandaise, mais il habite en Belgique, à Fouron et il
aime bien notre pays. Il est parti de Maastricht et il a coupé au plus court. Les balises que j'ai
mises entre Dinant et Hastière lui ont été bien utiles.
Au contraire d'Adriana et de Gerhardt, il se débrouille en français, ce qui est un atout quand on traverse
la France de part en part.
Il me dit que ses baskets sont trop étroits et lui serrent les pieds, un problème qui m'est familier,
car j'ai aussi des pieds larges ! Avec son sac trop lourd et ses mauvaises baskets, il a tenu bon
jusqu'ici, ce qui me semble un petit miracle, même s'il est plus jeune et plus sportif que nous.
Il a l'intention de se débarrasser de son superflu à Reims et d'acheter des chaussures de marche. Je lui
conseille de progresser prudemment avec des chaussures neuves, car cela risque de lui faire des
ampoules. Gerhardt renchérit.
Je propose deux de mes trois fourchettes à mes compagnons, mais ils me disent qu'ils sont pourvus. Il faut dire qu'avec leurs gros sacs, je m'en doutais un peu. Je décide de laisser deux fourchettes dans le gîte pour un pèlerin qui aurait le même problème que moi.
Nous dormons aussi bien que nous le pouvons dans le petit réduit. Comme je suis coincé derrière leurs lits, je décide de me lever le dernier demain matin.