Rocroi, 18 mars 2011
Je m'éveille à cinq heures et demie et je rédige mon carnet de bord.
Je pense aux pèlerins que j'ai rencontrés hier. Ils font de longues étapes (que je
serais incapable de faire) sur des routes plus que sur des chemins, ils écoutent la télévision,
ils ne se coupent pas de la vie trépidante moderne, ils ne quittent pas le monde de la performance
et de l'excès d'informations.
À chacun son chemin !
Je conçois autrement mon pèlerinage. Hors des routes bitumées et des chemins battus, il y a de charmants
petits sentiers dans les bois. Je suis disposé à faire tous les tours et détours des GR pour découvrir
des endroits agréables et propices à la méditation.
La météo annonce, à partir de demain, un temps froid, très froid même, avec du gel le matin, mais beau. Aujourd'hui c'est la pluie. Vivement la Champagne ! Il y fera probablement meilleur que dans les Ardennes.
À sept heures et demie je reçois un déjeuner copieux. Mon hôte est généreux.
Je pars à huit heures moins le quart. La traversée des bois est très agréable. Le balisage est correct.
Je l'examine en connaisseur, car je balise entre Huy et Andenne. Il est de bonne facture et il est
doublé par un balisage GR rouge et blanc efficace.
Le début est une allée bien tracée jusqu'au carrefour de la Taille aux Stappes, où il faut prendre à droite.
À la Taille aux Stappes, un abri rudimentaire est bien pratique par temps de pluie.
À droite de l'abri, sur un panneau, une balise européenne indique qu'il faut tourner à droite. Ce pecten est doublé par deux balises GR, avant et après le carrefour.
Après la Taille aux Stappes, le chemin est de piètre qualité.
C'est la première fois depuis mon départ que j'emprunte un vrai chemin de forêt.J'ai beaucoup marché en forêt et je ressens du plaisir à tracer ma voie entre la boue, les pierres, l'eau, les racines, les branches et les ronces, tous les obstacles que la forêt me met sous les pieds.
Le chemin ne me déçoit pas, il a des ornières, il est boueux par endroits, il est très irrégulier.
L'eau a creusé des ravines qui laissent à nu de longs chapelets de pierres, il y a des troncs et des branches en travers, un vrai chemin sauvage !
De temps à autre, il se sépare en chemins parallèles. Quand un chemin devient trop impraticable, les bûcherons et les chasseurs en tracent un deuxième parallèle au premier. Il faut alors deviner lequel est le moins mauvais.
J'arrive à la première difficulté sérieuse, le chemin est coupé par une large mare.
Je pourrais tenter de passer sur les tuyaux si j'étais assez inconscient pour croire que je ne glisserais pas sur la boue.
Je préfère faire un détour pour traverser la zone inondée là où elle me semble moins large.
Ce type de détour peut induire en erreur, mais je repère les balises et je n'ai pas de peine à rejoindre le chemin.
Celui-ci, par endroits inondé, me guide peu à peu vers la Franche-Forêt.
Partout la forêt sort de l'hiver et annonce le printemps. Les arbres offrent un spectacle dont je ne me lasse pas.
De temps à autre, un pecten de Compostelle accompagne le signe rouge et blanc du GR comme ici, sur l'arbre situé à l'extrême droite.
Un peu partout des difficultés m'attendent, comme ces arbres en travers du chemin, tombés lors des récentes tempêtes.
Cela ralentit ma progression, mais l'étape est courte et j'ai tout le temps. Je profite pleinement du calme de la forêt.
Cela se complique à la Taille d'Alise, car le chemin devient un fossé dans lequel poussent des petits arbres, avec des branches et des arbres en travers.
Cette fois je suis nettement ralenti, mais je ne suis pas loin des Censes Séverin, où le chemin devient asphalté.
Je me fraie un chemin entre les arbres en escaladant des branches et en me glissant entre les résineux.
Je traverse les Censes Séverin et j'arrive bientôt au Moulin Manteau, la frontière !
La France est devant moi. J'ai l'intention de la traverser à pied de part en part. Si je réussis, je pourrai
dire : « L'Espagne est devant moi. »
Mais ce n'est pas pour tout de suite. Je foule le sol français à dix heures un quart. Je casse la croûte
peu après le Bout d'en-bas, à l'orée du bois.
Je pense aux Cyniques. Le refus de leur conception de la vie nous semble d'autant plus naturel que nous privilégions l'imaginaire à l'apparence. Nous nous enivrons d'artifices imaginaires et nous y tenons comme à la prunelle de nos yeux.
Je traverse des bois humides. Au début, des petits fossés de drainage transforment le chemin en une piste
d'obstacles. La traversée de la départementale 8051 est dangereuse.
Et il ne faut pas rater l'entrée en sous-bois un peu plus loin ! Je traverse un fond humide qui est sous eau
comme d'habitude et j'arrive aux premières maisons de Hiraumont.
J'arrive à Rocroi à midi. J'ai fait mes cent premiers kilomètres. Je connais le chemin jusqu'à Rocroi, mais
à partir de demain je serai sur des chemins inconnus, ce qui est bien plus motivant.
Une dame m'accoste. Elle me demande pour quel motif je fais mon pèlerinage. Elle s'attend peut-être à une
motivation religieuse. Pour dissiper tout malentendu, je lui dis que je ne suis pas croyant ; elle me dit
qu'elle ne l'est pas non plus.
Elle me demande où je loge ; je lui parle de madame Pernelet ; elle me dit que c'est une amie. Elle me parle
de Jean-Pierre Laruelle ; elle l'a hébergé et ils sont restés en contact. En me quittant, elle me souhaite
« Ultreïa » et elle ajoute « Dieu vous garde si cela ne vous offense pas ».
C'est curieux, cette manie de certains croyants de se faire passer pour des non-croyants
face aux incroyants, tout en glissant le nom de Dieu à la première occasion. Est-il si difficile
d'affirmer sa foi ? Ou la foi des croyants est-elle devenue si fragile ?
En fait j'ai l'impression qu'aujourd'hui la religion est plus une question d'identité et d'appartenance
sociale que de foi en un Dieu avec tout ce que les êtres humains ont pu inventer à ce propos au cours
des siècles.
J'achète une baguette. Je traverse le Pont de France et je regarde le vaste paysage qui s'étend devant
moi, vers le sud. La France, ce pays que je vais traverser à pied !
Je m'assieds sur un banc et je mange la baguette. Le temps est frisquet et printanier.
Je reviens dans la ville. Je passe devant la chambre d'hôtes de madame Pernelet. Il y a une voiture devant la maison. Mon hôtesse est peut-être chez elle, mais nous avons rendez-vous à quatre heures et demie.
Il y a une cabine téléphonique sur la place d'Armes, au centre de la ville fortifiée construite en
étoile. Je prends un chocolat chaud dans un café en attendant l'ouverture de la Maison de la Presse.
À deux heures et demie j'achète une carte téléphonique. Je dois former le « 3003 » puis un code secret de
douze chiffres avant de faire le numéro.
Souvent cela sonne occupé dès le 3003. La plupart des gîtes d'étape et des chambres d'hôtes ont un
répondeur, qui me demande à quel numéro on peut me toucher.
Je passe pas mal de temps au téléphone, mais je parviens à réserver à Aubigny-les-Pothées, à la Besace
et à Château-Porcien. Téléphoner chez mon hôte n'est pas une solution, mais la carte téléphonique
n'en est pas une non plus.
Je vais devoir acheter un GSM ! Je regrette de ne pas avoir emporté le mien.
J'arrive à la chambre d'hôtes de madame Pernelet-Jaschinski à quatre heures et demie. Je sonne, pas de
réponse ! Je pense à Mazée et à Leffe. Cela devient une habitude !
La voiture que j'ai vue tout à l'heure n'est plus là. Mon hôtesse est probablement en route. Peut-être
conduit-elle des enfants au catéchisme ? En tout cas elle ne tardera pas à revenir.
Après un quart d'heure d'attente je suis moins rassuré. À tout hasard, je sonne à nouveau. Toujours
pas de réponse ! Dix minutes plus tard, j'observe à nouveau la route.
À ce moment mon hôtesse ouvre la porte et me demande depuis combien de temps je suis là. Elle ajoute
qu'elle préparait ma chambre et n'a pas entendu la sonnette.
Elle me parle d'un couple de Hollandais qui se sont perdus dans les bois entre Oignies et Rocroi. Ils ont
dormi en forêt. Ils ont appelé leur hôtesse au secours avec leur GSM.
Ils sont arrivés épuisés ce matin et ils occupent la chambre d'hôtes. Elle m'a fait une chambre de fortune.
Le soir, notre hôtesse nous régale d'un excellent repas avec fromage et dessert dans la plus pure tradition française. C'est un vrai dîner de roi avec mets raffinés. Cela fait longtemps que je n'ai plus aussi bien mangé.
Je parle néerlandais avec le couple hollandais, Adriana et Gerhardt. Ils me racontent leur mésaventure.
Hier matin ils sont partis de Hierges avec l'intention d'aller à Rocroi. Ils avaient réservé chez
madame Pernelet.
Je suis sidéré par la longueur de l'étape, quarante-cinq kilomètres ! Ils me disent qu'ils n'ont pas fait
le détour par Matignolle, mais cela fait quand même quarante et un kilomètres.
S'ils ne sont pas allés par Matignolle, c'est parce que cela aurait été trop difficile avec Willy.
Ici je dois faire une parenthèse pour parler de leur équipement. Ils ont tous les deux un sac de seize
kilos (deux fois le poids du mien). Pour Gerhardt qui est solide, cela ne pose pas de problème, mais
Adriana est moins costaude.
Ils sont partis de chez eux avec une petite charrette qu'ils appellent « Willy » et sur laquelle ils
mettent de temps à autre le sac d'Adriana. Ils m'avouent que ce n'est pas toujours facile de progresser
avec Willy.
Je connais le chemin, je leur parle des bornes frontières entre Hierges et Mazée, ils me parlent du chemin
entre Vierves et Olloy. Ce sont des tronçons sur lesquels il est difficile de progresser avec une
petite charrette.
Par contre, cela a été tout seul entre Olloy et Oignies parce qu'ils ont pris le RAVeL (Réseau Autonome
des Voies Lentes) qui est entièrement macadamisé.
Néanmoins, avec le retard qu'ils avaient accumulé, ils ne sont entrés dans les bois qu'à la tombée de
la nuit.
Quand ils sont arrivés à la Taille aux Stappes, il faisait sombre. Ils n'ont pas vu les balises qui
indiquaient de tourner à droite. Ils ont continué sur l'allée (celle qui a un panneau d'interdiction
de circuler sur la photo). Cette allée se perd dans les bois.
Comme il commençait à faire nuit noire, ils sont revenus sur leurs pas et ont atteint la Taille aux
Stappes. Épuisés, ils ont décidé de dormir dans le petit abri dans le froid et le gel. Je leur montre
mes photos et ils reconnaissent l'endroit.
Ils ont raté leur chance de peu : s'ils avaient fait trois kilomètres de plus sur la même allée, ils seraient revenus à Oignies ! On serait venu les prendre et ils n'auraient pas dormi dans les bois.
Ils ont voulu prévenir madame Pernelet de leur mésaventure. Mais comme ils ne parlent pas français et
que notre hôtesse ne connaît pas le néerlandais, ils ont dû passer par une compatriote bilingue aux
Pays-Bas pour qu'elle explique à madame Pernelet leur situation.
En outre, comme leur GSM indiquait qu'ils étaient sur le réseau français, ils croyaient être en France.
Ils ont dit qu'ils n'étaient pas loin d'Oignies (en Belgique). Madame Pernelet a averti les gendarmes qui ont cherché
du côté d'Hargnies (en France).
Le lendemain matin, avec la clarté du jour, Gerhardt et Adriana ont vu la balise. Ils ont compris leur
erreur et ils ont pris le bon chemin.
Enfin « bon », c'est vite dit, car c'est là que j'ai rencontré des branches, de la boue, des taillis et
des petits sapins. Pauvre Willy !
À un moment, le chemin a été entièrement labouré par des sangliers. Sur plus de trente mètres ce n'est que
de la boue. Le seul moyen de passer est d'aller par les bois, mais là il y a plein de branches, de
ronces et de plantes. Je ne sais pas comment ils s'y sont pris.
Ils sont arrivés chez madame Pernelet ce matin, complètement épuisés.
Ils ont demandé à notre hôtesse à pouvoir bénéficier de la chambre d'hôtes la nuit suivante afin de pouvoir
se reposer. Et voilà pourquoi je loge dans une chambre d'hôtes improvisée, mais il y a tout ce qu'il
faut, je suis très bien et c'est cela qui compte.
Mes compagnons pèlerins semblent avoir la tête dans les étoiles. Adriana a une motivation religieuse,
Gerhardt est davantage attiré par l'aspect sportif. Il est plus âgé que moi, il a septante ans, mais
il a une santé de Dieu le Père (si j'ose dire).
Ils ont réservé leur avion de retour pour le six juillet et ils font des étapes de géant en coupant au
plus court. Un rapide calcul me fait dire qu'à ce rythme ils devraient arriver à Santiago de Compostela
avant la fin mai.
Après le souper, mes compagnons hollandais n'ont toujours pas réservé pour demain. Notre hôtesse prend
les choses en main et leur trouve deux places à Aubigny-les-Pothées.
Il faut dire que leur français insuffisant ne simplifie pas les réservations. Et cerise sur le gâteau,
notre hôtesse me confie que la carte qu'ils utilisent lui semble très ancienne et peu fiable !
Ils me donnent l'impression de croire tellement à la Providence (ou à Dieu) qu'ils imaginent qu'elle
(ou Il) les tirera d'affaire quoi qu'ils fassent.
En tout cas leur mésaventure fait les titres des journaux locaux. Ceux-ci affirment que c'est dû à la mauvaise qualité du balisage en Belgique, ce qui prouve au moins que peu de Français connaissent le néerlandais dans la région.