Qui es-tu, marin solitaire,
Fierté debout sur l’estacade ?
Que cherches-tu loin de chez toi ?
Je cherche l’espace sauvage brisant l’étendue salée
Qui sous-tend les cieux, qui me tend les mains,
Je suis un enfant qui se confie au ventre de sa mère,
Je suis un adulte qui maîtrise de rudes cordages.
N’as-tu pas peur ? N’as-tu pas mal ? Souviens-toi
Du regard de l’amie, des cris de l’homme,
De l’odeur du poisson dans les rues du port.
Tendu entre ciel et mer, égaré dans l’immensité,
Exilé de toute terre, défiant la vague et la nuit,
Goutte de sang, petit voilier sur l’abîme marin,
Traçant une destinée bien loin au-dessus de moi-même.
Souviens-toi du travail et des navettes,
Du café de dix heures, des tartines de midi
Et des rires paperassiers avec les copains.
Le vent souffle, la mer gronde,
J’empoigne les cordes, je règle la voilure,
Je maintiens le cap et mes écorchures
Refont les gestes rituels des vieux Vikings.
Souviens-toi des culbutes d’un enfant
Qui jouait au ballon en riant,
Qui allait à l’école en pleurant.
Oh ! Folle tempête ! Oui, j’étais cet enfant,
Je n’avais pas encore vécu, je ne savais pas.
Qu’est-il devenu, ce petit corps tendre ?
Des mains calleuses et des rides creusées d’embruns.
Souviens-toi de la douceur des soirées d’été
Quand aux chants joyeux des guitares se mêlaient
Le clair sourire des filles et les cris des enfants.
Ici je suis chez moi, dans la tempête et dans le vent,
Dans les paquets d’eau qui balaient le pont,
Souffrant mon corps foulé, mon angoisse sans nom,
Dans les ténèbres et dans l’espace,
À vaincre l’impossible.
Que cours-tu chercher sur l’eau ?
Y trouveras-tu l’amour ?
Y trouveras-tu la mort ?
L’amour est mort en moi, loin, très loin enfoui.
Existe-t-il une terre où jeter l’ancre ?
Non ! Toujours l’errance me reprendra
Jusqu’au bout des temps, jusqu’au bout des océans.
Que cherches-tu, marin ?
Toi-même ou bien l’amour ?
Toi-même ou bien la mort ?
Mais une vague trop forte retourne le voilier
Et la mer sauvage l’emporte dans un cri de victoire
Comme un torrent arrache une branchette rétive
Et l’épave danse et roule sur la mer tourmentée.
Que cherchais-tu, marin ?
Où te menait ta course ?
Pourquoi nous as-tu quittés ?
J’avais la folie de l’espace,
J’avais la folie de la mer,
J’avais la folie de moi-même.
Alors j’ai tracé des sillons,
J’ai tendu des voilures
Et j’ai cinglé droit devant.
Ma trace est-elle plus folle qu’une autre ?
Tout tendu vers la mer, tout tendu vers la mort,
Je cherchais l’explication
De tout,
De l’amour et de la vie,
De la naissance et de la mort,
Des jeunes filles d’été qui dansent en riant,
De nos rêves, de nos folies, de nos rires d’enfant,
De nos chants, de nos fêtes au remords tenace,
D’un grand amour insatiable de tout ce qui est,
De toutes les merveilles réparties au hasard sur la terre
Comme les joyaux qui illuminent le jardin de l’enfant,
De la lourdeur aussi, de la misère et de l’injustice,
Des caniveaux moribonds de nos sinistres corons,
De l’enfant tapi dans l’attente des coups,
Du prisonnier qu’on torture au désespoir,
Du condamné à mort sous le règne des bien-pensants,
Du sang, toujours du sang à perte de vue, à perte d’espoir,
De nos mains tendues qui jamais ne se rejoignent,
De nos rêves de deux sous que jamais on ne réalise,
D’une victoire définitivement impossible…
Marin, marin, tu étais notre frère,
Au fond de la mer c’est toi-même que tu cherchais
Et tout comme nous, tu ne t’es jamais trouvé.