De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Entendre (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Entendre (2/4)

Quelqu'un ouvre la porte, c'est Papi ! Il semble étonné de me voir suspendu au barreau du soupirail. Je hurle et je sanglote. Papi hésite un instant, puis ferme la porte, vient vers moi et sort un canif de sa poche. Il tranche mes liens.
Je le laisse faire, j'ai trop mal, je m'abandonne à lui. Je lui montre le genou qui me fait de plus en plus mal. Il a un geste de recul. Il appelle un soldat, Balafre surgit. Ils échangent quelques mots dans leur langue barbare. Balafre sort du cachot.
Au moyen d'un mouchoir Papi étanche le sang des jambes.
- Mourir, parfois pas pire.
Il place une bande autour du genou douloureux. Il la serre, mais la souffrance ne diminue guère. Il fait un geste large qui semble englober l'univers.
- Salauds !
Il veut peut-être me dire qu'il y a des salauds partout. Je suis sidéré d’entendre quelque chose d’aussi humain chez un ennemi, mais pour le moment la douleur l’emporte sur toute autre considération. Je crispe les mains sur le genou.
Balafre apporte une trousse de secours. Papi la prend et le renvoie. Il défait la bande et verse de l’eau sur la blessure. La douleur est un peu moins vive. Puis il verse un autre produit.
- Enfant, courage !
Je serre les dents. Papi me tend un chiffon propre vers le visage. J'ouvre la bouche et il me le place entre les dents. Il me fait signe de serrer. Je lui obéis, je lui fais confiance. Papi prend une pince et retire de petits masses sombres de la blessure.
Chaque arrachement cause une vive pointe de douleur, mais bientôt j'ai moins mal et je me calme. Je me masse les poignets et les chevilles meurtris par les cordes. Je suis soulagé. La gentillesse de Papi me sidère, je ne m'attendais pas à cela de la part d'un ennemi.
- Oh, vous, vous êtes gentil, monsieur le colonel.
- Pas colonel, sergent !
Il sèche mes larmes. Une grosse boule de chagrin me vient de la poitrine. Ma misère et ma souffrance me donnent envie de pleurer.

Papi sort un portefeuille de sa poche. Il l'ouvre et me montre la photo d'un jeune garçon qui pourrait avoir mon âge.
- Enfant, moi.
Je suppose que c'est son fils, ou plutôt son petit-fils vu son âge. Je jubile, il s'est attendri sur moi au point de me soigner. Je bondis sur l'occasion.
- S'il vous plaît, monsieur le colonel, je voudrais que Cravate ne me torture plus, je voudrais être libre. Laissez-moi partir !
- Non, enfant !
Sa réponse est tranchée. Il agite l'index droit en signe de dénégation et s'apprête à partir.
- Attendez ! Ne partez pas ! S’il vous plaît ! Je voudrais un matelas, et une couverture, et aussi à manger, et aller dans une autre prison.
Il balaie mes demandes d'un geste impératif du bras et se raidit dans une attitude militaire. Il chasse une poussière de l’œil, il s’en va et ferme la porte. Son attitude cassante m’a dissuadé d’insister. Son départ est si rapide qu'il me semble bizarre.

Me voici à nouveau seul ! Comme Papi a été bon, gentil et doux ! Il y a donc de bons ennemis comme il y a de bons compatriotes. Et ces braves gens, il faut espérer qu’ils soient la majorité. Cela me comble de joie. Puisqu'il en est ainsi, il doit être facile de s'aimer les uns les autres.
J'entrevois la vision grandiose d’une humanité où tout le monde s’entendrait. Je touche mon morceau de tissu. Je ne suis pas le premier à prêcher l'amour des autres, mais c’est moi qui le fais, et cela me remplit de fierté.
Instinctivement je pressens que Papi va s'occuper de moi. Ils vont m’apporter à manger, ils vont me donner une couverture. Peut-être vont-ils me changer de prison ? Déjà je me sens des forces nouvelles. Peut-être pourrai-je quand même m'évader ?

« Chante, jolie mésange ! Sautille, beau pinson ! Les étoiles d’or gambadent dans le ciel. La joie naît en moi et embrase tout l’espace. »
Ces mièvreries m’émerveillaient quand je me baladais dans les bois et les prés. Bien loin de mes compagnons d'âge, seul avec les oiseaux, les arbres, les plantes, je ressentais l’entière volupté de ma jeune liberté.
« Sur le plateau, le ciel est illimité et on se sent grand. Dans la vallée, les prés enlacent comme les bras de maman. »
Que c'est naïf ! Que c'est loin ! Mais j'avais bien plus de courage alors, plus d'allant et plus d'énergie pour entreprendre. Ici, ce sont la saleté, la faim, le froid et les blessures.