De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Entendre (3)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Entendre (3/4)

Soudain je réalise pourquoi le départ de Papi m'a paru bizarre, je n'ai pas entendu la serrure grincer !
Je veux en avoir le cœur net. J'approche de la porte sans faire de bruit, je m’appuie contre elle, je fais jouer la poignée tout doucement, puis je tire le battant un petit peu vers moi, il s’ouvre ! Je le referme aussitôt avec précaution.
Papi n'a pas fermé la porte à clef, c’est incroyable ! J'exulte de joie, mais je me méfie. Qu'est-ce que cela cache ? En tout cas l’occasion est unique, il faut en profiter. Mais je redoute qu'un soldat ne soit embusqué dans le couloir ou l'escalier.
Pourquoi Papi a-t-il oublié de fermer la porte ? Cela me semble aussi invraisemblable et absurde que tout ce que je vis depuis quelques jours.
J'ouvre à demi la porte, je jette un coup d'œil, il n'y a personne ! C’est incroyable, ils ne font plus attention à rien. Je sors dans le couloir, je ne bouge pas, j'écoute ; partout c'est le silence. Je fais quelques pas vers l'escalier, j’écoute encore, tout est calme.
Je retourne prestement dans mon cachot et je ferme délicatement la porte.

L’occasion est trop belle, ils m'ont sûrement tendu un piège.
Et je le connais ! On laisse le captif fuir et on l’abat sous le prétexte qu'il tente de s'évader. Papi ne m’a-t-il pas dit que mourir n’était pas le pire ? Mais c'est idiot, ils peuvent me tuer comme ils le veulent, ils n'ont pas besoin de légitimer leur crime !
Peut-être ont-ils deviné mes liens avec les partisans et ont-ils l'intention de me prendre en filature ? Mais c'est invraisemblable. Comment quatre soldats pourraient-ils mener une opération contre toute une armée ?
Tout semble indiquer qu'ils ont décidé de me laisser fuir. Mais pour quelle raison ? Depuis ma capture, je vogue dans l’absurde ; il n’y a rien à comprendre, le monde est devenu fou.

Ceci dit, si je reste dans la cellule, Cravate va revenir. Je dois en profiter pour fuir, pour courir vers les Hauts-Sarts, vers l'armée de libération. Ils n'oseront pas me poursuivre ! Je me vois déjà courir vers la liberté. Ces pas sont précieux, sacrés, divins, je dois les faire. Tant pis pour le risque !

Je sors silencieusement du cachot, je ferme délicatement la porte et je détends doucement la poignée pour que le pêne entre sans bruit dans la gâche. Il grince un peu. Je ne bouge plus, je tends l'oreille. Pas un bruit ! La maison communale semble vide.
Je longe le mur, c'est toujours le silence ! J’avance jusqu’au pied de l’escalier ; tous mes sens sont en éveil. La voie semble libre. Quelle chance incroyable ! Je monte lestement les marches en pierre, je m’arrête avant le palier.

La porte d’entrée est fermée. Elle est à quelques mètres seulement. Un bond et je suis libre ! J'avance à pas de loup. Nulle part je ne vois de soldat, personne ne monte la garde, ils se sont évanouis dans la nature, je n'y comprends rien.
Je saisis la poignée de la porte en tremblant, et j’hésite. Je me souviens des paroles de Comtesse : « Et quoi encore ? Tu veux courir entre les soldats ? Tu espères échapper aux balles ? »
J'ai la trouille, je dansote sur place, je n'ose pas faire le geste fatidique. Je touche mon morceau de tissu. Si j’aimais vraiment mes ennemis, je ne fuirais pas en cachette. Tout compte fait, cet idéal d'aimer, je ne l’ai encore jamais suivi.
Je secoue négativement la tête. Je dois fuir, tout autre choix est exclus. Je ne dois plus penser à cet engagement ridicule, c’était bon quand j’étais prisonnier et que je n’avais rien de mieux à faire !
Et puis cela pue le piège à plein nez. Je parie qu'ils sont tous les quatre embusqués derrière la porte. Je tremble de plus en plus, je crispe la main sur la poignée. C’est la suprême épreuve, l'ultime tentation, l'ordalie !
Je regarde mon bout de tissu, les lettres me dansent devant les yeux. Ce mot écrit avec mon sang, je dois lui obéir, je dois retourner dans mon cachot. C'est la seule manière de me conformer à mon idéal. Et si les ennemis m'ont tendu un piège, je l'aurai déjoué !
Je fais demi-tour, j'atteins l'escalier, je descends deux marches et je m'arrête. À nouveau je pense à fuir, cette occasion unique ne se représentera plus.

Pendant que je tergiverse, j'entends des pas du côté de la porte d'entrée. Je me serre contre le mur et je jette un coup d'œil. Comtesse vient de sortir d'une pièce plongée dans la pénombre. Elle ferme soigneusement la porte, mais elle ne la ferme pas à clef.
Voilà la solution ! Je vais me cacher dans cette pièce jusqu'à la nuit et une fois les soldats endormis, je leur fausserai compagnie. Plus vif qu'un lézard, je traverse le couloir, j'ouvre la porte et je me faufile dans la pièce. Je ferme précautionneusement la porte.
C'est mon jour de veine ! J'y découvre un amoncellement de boîtes en tous genres, c'est la cachette idéale. Je ne m'écarte pas de la porte de crainte de faire tomber un objet et je me blottis dans un coin obscur.
Je ne bouge plus, j'examine la pièce. Elle a de grandes fenêtres. Lorsque tout le monde sera endormi, il me suffira d'en ouvrir une pour fuir sans passer par la porte d'entrée qui pourrait être gardée.

Peu à peu mes yeux s’habituent à la pénombre. Que font ici toutes ces boîtes, ces caisses et ces objets ? Curieux, j'ouvre un petit coffre métallique qui se trouve devant moi, j'en sors des billets de banque ! Une deuxième caisse contient des montres et des bijoux.
Les ennemis ont pillé le village. Je suis sidéré. Cela, je me promets de le leur faire payer très cher. Je me tasse dans mon petit coin. C'est tout de même étrange qu'ils n'aient pas mis leur butin sous clef. Vraiment, fermer à clef semble être devenu le cadet de leurs soucis !