De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Voir (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

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J'entends des pas dans l'escalier. C'est sûrement Comtesse ! Elle m’apporte enfin à manger. La clef tourne, la porte s'ouvre brusquement. C'est Cravate, l'expert du clouage, je ne suis pas près d’oublier sa tête !
- Bonjour, gamin. Tu vas mieux ?
Je me tais, je ferme les yeux, je hausse les épaules, je veux ignorer cette brute. Par mégarde, ma main droite touche mon morceau de tissu. Aimer ! J'ai failli trahir mon engagement dès ma première rencontre avec un ennemi.
Mais pas aimer Cravate tout de même ! Ou plutôt oui ! Ce sera plus méritoire. Je dois y parvenir, il suffit de me forcer. Je finis par chuchoter.
- Bonjour, Monsieur.
J’ai la gorge nouée par une atroce inquiétude. Il m’intimide et il s'en rend compte. Il referme la porte.
- Et alors, gamin ? Qu’est-ce que j'apprends ? Tu as frappé Madame Delvaux !
Ces reproches me surprennent, il doit quand même savoir que je les déteste.
- C'est une faute très grave, gamin. Sais-tu ce que tu risques ?
Un éclair inquiétant lui passe dans les yeux. Je me sens contraint de lui répondre.
- Non, Monsieur.
Il est très nerveux.
- Devine, petit, devine ce qu'il peut t’arriver !
Je frissonne, ce monstre froid m'angoisse, je me tais.
- Allez ! Devine !
- Je ne sais pas, Monsieur.
- Dis quelque chose !
À quel horrible jeu joue-t-il ? Ce type est un malade.
- Dis quelque chose ! Allez !
Après ce qu’ils m’ont fait subir, sa question est trop cruelle.
- Et alors ? Parle !
Il se fâche, je panique, je dois lui répondre.
- Vous allez me frapper, Monsieur ?
- Non, petit naïf ! Nous allons te tuer. Tu vas périr. Et pas n’importe comment !
Je recule contre le mur.
- Eh non, petit, tu ne peux pas fuir, tu es foutu. Viens ici, que je te mette au courant de ton dernier supplice !
Je serre fermement le morceau de tissu « aimer ». Une angoisse sans nom s’empare de moi.
- Demain à l'aube nous te fusillerons.
Je ne le crois pas, ce serait trop horrible.
- Tu seras lié, tu ne pourras rien faire. Douze fusils vont se lever, te viser et cracher leur métal, qui transpercera ton corps et ton cœur.
Je frémis, je transpire, je fixe mon bourreau, l'épouvante me gagne.
- Ah ! Voilà qui t’impressionne, n'est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout. Tu crois peut-être que nous allons tirer de loin ? Au contraire ! Pour être bien sûr qu’aucune balle ne te rate, nous allons nous placer tout près de toi. Et cela va faire des trous d’autant plus grands dans ta poitrine. Et ta vie va fuir par ces trous.
Je n'ai jamais pensé à ces détails.
- Oui, nous allons tirer sur toi comme sur une pipe à la foire.
Je l’écoute avec désespoir, je serre mon tissu. « Aimez-vous les uns les autres. » Mais quelle infamie !
- Et n'espère pas qu'un soldat hésitera à tirer ! Un des douze fusils est déchargé. Ainsi chaque soldat peut croire qu'il n'a pas tiré alors qu'onze balles te troueront le corps.
Quand ce monstre cessera-t-il ses horreurs ?
- Pense bien à ceci : ton petit corps n’est qu’une passoire en sursis.
Je n’y tiens plus.
- Bandit !
Je hurle.
- Bandit !
- Tes cris ne servent à rien. Tu es entouré de murs, tu n’as aucune chance d’échapper au supplice.
Je me tais. Je hais ce « yuppie » qui vient me tourmenter dans ma cellule. Le pire, c’est qu’il a probablement raison, c’est le sort qui m'attend. Comme André !
- Je peux te le garantir, petit négrillon, dans moins de vingt-quatre heures tu seras mort.
Je m’essuie le front. Il me reste quand même le petit espoir d'une arrivée rapide de l'armée de libération ! Mais la haine est trop forte, je me jette sur ce sale individu.
- Brute ! Assassin ! Salaud ! À la fin on me vengera et vous serez tous tués!
Je le frappe aussi fort que je le peux. Il me prend le poignet droit et le tord. Une vive douleur me taraude le bras. Il me force à me baisser, à tomber à genoux devant lui. Humilié je pleure. Non seulement je ne peux rien contre lui, mais en plus je ne suis pas resté fidèle à « aimer ».
- Et alors, gamin, qu'est-ce que tu espères ? Recevoir des coups, peut-être ?
Je pleure, c’est la seule défense qu’il me reste.
- Allez, pleurniche, moricaud ! Et sois content que je ne te punisse pas comme tu le mérites !
Cravate m’envoie des coups de pied, je perds l’équilibre et je roule sur le béton.
- Dans moins de vingt-quatre heures, tu seras mort. Ce matin tu as vu le soleil se lever pour la dernière fois.
L’homme sort et claque violemment la porte. La clef tourne dans la serrure.