De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Voir (1)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

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Je règle les lanières de mon sac à dos et je sors de la maison. Je vais par des chemins joyeux et rieurs. Mes pas scandent la grandeur des bonheurs simples. L'envol d'un oiseau m'emplit le cœur, le frémissement des feuilles m'émeut jusqu'aux larmes.
Je suis les balises rouges et blanches du sentier de grande randonnée. Il fait beau, je chante, je siffle, je crie ma joie. Je ne traîne pas, car l'étape est longue. Quelques heures plus tard, la fatigue aidant, je marche moins vite.
La nuit tombe tôt en cette saison et je suis encore loin du gîte. Je repère moins bien les balises dans la pénombre. Pour aller plus vite je me dirige au juger, mais depuis un quart d'heure je ne vois plus aucune balise. En plus j’aurais dû rencontrer une route bitumée.
Mais la direction générale est plutôt bonne et je marche sur un bon sentier, qui descend le long du versant d'une vallée.

Mon pied glisse, je me rattrape à un arbre. À droite la pente devient toujours plus vertigineuse. Le sentier se rétrécit et la pente s'accentue. Je bute contre une pierre, je tombe et je roule cent mètres plus bas. Des buissons arrêtent ma chute.
De la terre me tombe sur la tête. Je me réfugie dans une anfractuosité et je me protège le crâne. C'est une petite avalanche de pierre et d'argile. Elle grossit, elle m’enveloppe, je fuis, je rampe vers la droite.
La terre tombe en abondance, elle m'oppresse, elle m'étouffe. J'en déplace des monticules, je panique, je crains d'être enterré vivant. À chaque effort je gagne un petit mètre. La tempête terreuse se calme, je poursuis mon effort et je débouche sur un ciel serein. Je suis sauvé.

J’ouvre les yeux. Je suis dans mon cachot. Le matin est froid et lumineux. Trompette joue son air favori avec ses couacs habituels. L'armée de libération n'est pas venue hier ; elle aura eu un contretemps, ce sont les aléas de la guerre, mais aujourd’hui elle viendra sûrement.
Par contre le soleil est fidèle. Il n'est pas comme les êtres humains, je peux compter sur lui. Je ne critique pas mes parents, ni mes amis, ni l'armée de libération, car en fait cela ne dépend pas d’eux.

Mon rêve me rappelle mon escapade nocturne. Que me serait-il arrivé si j'étais resté dans mon lit ? Peut-être serais-je à l'abri chez les partisans avec mes parents et monsieur Bonergues ? Mais peut-être aussi serais-je mort dans l'église ?
Des gestes simples peuvent avoir des conséquences terribles. Un pas de côté et une autre vie se dessine. Quel sens cela a-t-il ? Quelqu'un peut-il répondre à cette question ? Personne ! « Il silenzio » ! Et puis c'est tout !
Et que serait-il arrivé si papa m'avait accompagné ? Il m'aurait aidé et nous nous en serions bien tirés. Comme le destin tient à peu de choses ! Le tracteur d'oncle Gabriel ! Il a bonne mine, celui-là, après ce qu'il s'est passé !

Ni maman ni papa ne se doutaient du désastre imminent. Nous nous sommes dit bonsoir et nous nous séparions pour toujours. Nous devrions toujours agir comme si nous étions sur le point de nous quitter pour toujours.
Tout cela est aberrant. Mais comment le réel pourrait-il être aberrant ? Il est, un point c'est tout. Il ne devient aberrant qu'à partir du moment où on ne trouve aucun mensonge pour le revêtir d'un prétendu sens.
Pourquoi ne dit-on pas simplement « c'est » ? Pourquoi dit-on « c'est réel » ou « c'est vrai » ? On le fait parce qu'on refuse la brute évidence du réel et qu'on s'entête à vouloir donner du sens au chaos du monde, quitte à s'inventer des mensonges !

En dépit des promesses de Comtesse, je n'ai pas reçu à boire ni à manger, pas même le cruchon d’eau habituel. J’appelle, je crie de toutes mes forces, mais en vain ! Ils font les sourds. Elle n’a pas tenu une seule de ses promesses, je ne peux pas compter sur elle.
Le temps passe, lent et solitaire. Je reste désespérément seul avec mes souvenirs. Je joue avec les joints que le temps a creusé entre les pierres, mais le cœur n’y est pas. Je m'adosse au mur, je somnole.