De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Se lever (3)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Se lever (3/3)

Ma pensée doit devenir une foreuse capable de percer les apparences. Puis-je devenir assez méchant envers moi-même que pour me détacher des paroles qui me plaisent ?
Je dois pouvoir me poser les questions difficiles, les questions cimes franchement, sincèrement, honnêtement sans recourir à des artifices faciles comme les dieux, le surnaturel, les esprits, ou même le sens de l'histoire cher à Christelle.
Quand pourrai-je ouvrir les yeux, regarder le soleil en face et marcher droit ?

Je veux me défaire des bêtises auxquelles on m’a fait croire, voir le monde tel qu'il est, pas comme un borgne ou un aveugle.
Car les croyants sont des aveugles. Il y a belle lurette que même les borgnes savent que Dieu est une fabrication humaine, une consolation face à la mort et aux aléas de la vie, et un moyen pour les prêtres d’asseoir leur pouvoir.
Dans un monde peuplé de quelques borgnes et d’une foule d'aveugles, puis-je être celui qui ouvre les yeux ? À quoi rime cette religion sans foi ? Car il y a peut-être plus de borgnes parmi les théologiens et le clergé que parmi les agnostiques et les athées !
La religion, c’est l’imposture généralisée ! En quoi la perpétuation de ces fadaises protège-t-elle l’âme des enfants ? Elle en fait les otages des prêtres, elle les plonge dans un espace surnaturel, elle les tue avant qu'ils puissent vivre !

Comtesse a raison, je suis trop bête. Elle m’aurait fait évader et je serais devenu aviateur. Peu importe sa voie à elle, rien ne m’interdit de la mépriser ! Seule ma voie importe ! À présent que me reste-t-il ? Juste ce petit corps meurtri qui est toute ma vie !

La porte s’ouvre, c'est Cravate le maudit. Perdu dans mes pensées, je ne l'ai pas entendu venir. Je recule, terrorisé, je le fixe.
- Et alors ? Tu t’es délié, petit désobéissant ? Je vais devoir de nouveau te lier.
Que dire à un tel homme ? Comment l’aimer ? Fuir est impossible, combattre serait pire. Je domine à grand-peine mon angoisse et je tends les mains vers mon tortionnaire. Que ce geste me coûte !
- Tu te donnes ? C’est splendide ! Deviendrais-tu enfin sage ?
Sa voix trahit cependant une pointe de désappointement, il aurait sans doute préféré des tremblements de peur et une vaine résistance. Mon geste bizarre le met en porte-à-faux.
- Ton malheur, gamin, c’est qu’un enfant tel que toi est tombé dans les griffes d'un homme tel que moi.
Il me garrotte solidement les poignets, il me suspend au barreau et dès que mes chevilles sont liées, les tortures commencent. Je suis devenu son objet à faire souffrir. Je me reproche ma docilité, mais de toutes manières j’étais sans défense.

À nouveau je sens le serrement des liens, la constriction des poignets. Je laisse couler une larme ou deux. Je lève la tête dans l’espoir d'un improbable secours, mais tout est noir, et vide, et vain, et dur.
Cravate prend son canif, découpe mon top et le jette à terre. Puis il s’approche de mon torse. Il donne des incisions le long des côtes, par petits coups vifs. Le sang me coule sur la poitrine.
Mon tortionnaire ne dit rien, il est absorbé par son activité, qui est une sorte de folie qui le prend plus qu’il ne la domine. Il me passe son canif à plat sur le bras gauche et l’écorche par de longs passages qui me brûlent la peau. Il procède de même sur le bras droit.
Ensuite il essuie son cruel canif sur un chiffon, il le referme et le met en poche. Je tremble de tous les membres. Je suis trop affolé pour réaliser ce qu’il m’arrive. Tout glisse, file, devient de plus en plus fluide, et tout devient noir.

C'est Trompette qui m'éveille. Il m’apporte du pain et de l’eau. Il me délie et étanche le sang. Il me regarde avec compassion. Il laisse mon corps informe appuyé contre le mur. Il sort de la prison et ferme la porte à clef.
Je ne suis plus qu’un pantin brisé. Cette fois j'ai mon compte, j’en ai eu pour mon argent. Drôle de monde tellement bâti sur l’argent que ce mot désigne toutes sortes de situations dans lesquelles il n'intervient pas !
Et c'est à ce moment que j'entends, encore une fois, la trompette jouer « Il silenzio ». Cette fois je n'écoute que la mélodie, pas les fausses notes. Et je me plais à croire que si Trompette la joue, c'est pour moi.