De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Lutter (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Lutter (4/4)

Comtesse me regarde fixement comme si elle allait me manger.
- Bien, jeune homme ! Puisque tu ne veux pas coopérer, je vais parler à ta place. Si tu es revenu dans le village, c'est pour voler.
Je suis soufflé par cette accusation.
- Voler ? Mais !? Voler quoi, Madame ?
- Pourquoi des soldats sont-ils restés au village, crois-tu ?
Je n'ai pas du tout réfléchi à cette question, cela me semblait aller de soi.
- Euh... mais pour le garder, Madame.
Comtesse me regarde stupéfaite.
- Hein !? Mais pourquoi garderait-on un village détruit en restant sous la constante menace des terroristes ?
- Euh... je sais pas... Vous avez peut-être reçu l'ordre de le garder.
Le visage de Comtesse change, sa colère s'évanouit, elle sourit, elle semble même contenir une furieuse envie de rire. Elle traduit ma réponse à Gants-blancs qui reste de marbre, sérieux comme un pape. J'ai l'impression d'avoir dit une grosse connerie.
Gants-blancs parle à Comtesse, qui me traduit ses paroles.
- Le caporal fera rapport à son supérieur. Il se demande si tu es complètement idiot ou si tu fais semblant. Il t'accorde une ultime nuit de réflexion, sinon tant pis pour toi !

Gants-blancs éteint la lampe. Profitant de la pénombre, Comtesse me glisse à l’oreille : « Parle, gamin ! Sinon tu vas trop souffrir ! Et ce n’est pas de ton âge. »
Trompette et Balafre m’emmènent. Ils me font descendre l'escalier, ils défont les menottes, me poussent dans la cellule et ferment la porte à clef. Je me laisse tomber sur le sol.

Je ne sais plus où j'en suis, je grelotte de trouille. Tant que je faisais face à mes tortionnaires, j’ai maîtrisé mon épouvante, mais maintenant je prends la mesure de mon enfer et je coule au fond de ma détresse.
Je ne parviens plus à me lever, mes muscles sont fourbus, je me mets à genoux, je m’adosse au mur et j’étends les jambes. Sans cesse la scène de l’interrogatoire me défile devant les yeux. L’éblouissement diminue, je distingue la porte. Je voudrais dormir, mais j'ai trop mal.
Pourquoi sont-ils si durs ? Ne pourrait-on pas se parler gentiment, ne pas être aussi méchant ? Sous la peau des bras, le sang forme des cercles mauves ; les taches noires auréolées de brun proviennent des douloureuses brûlures de cigarette. Et le tibia gauche fait mal.
Que vont-ils me faire ? Que vais-je devenir ? La faim me noue le ventre, elle est d’autant plus insupportable que je ne vois pas comment je pourrais fléchir mes bourreaux. Ils me tortureront jusqu'à ce que je cède.
Mieux vaut mémoriser quelques noms à leur donner au cas où j'aurais trop mal !
Et dire qu'ils devraient me relâcher ! Je les hais, je dois fuir à tout prix !

Je prends la corde et je la serre autour des chevilles. Je veux sortir de ma souffrance, aller dans un monde où la vie aurait du sens. Je tire sur la corde, je la tords, je la noue pour accroître le resserrement. Je me garrotte les pieds. Je gigote avec énergie.
Peu à peu les liens me déchirent la peau et la souffrance due aux coups et aux brûlures semble s’atténuer. Je veux aller jusqu'au bout, traverser le mur de la douleur. Je dénoue la corde et je la frotte vigoureusement sur les chevilles écorchées.
Par delà la souffrance je me sens renaître à une vie nouvelle, pure, claire, vraie, parfaite ! Le sang suinte ; cela pique et chatouille. Je poursuis mes efforts jusqu’à ce que le sang coule.
Et brusquement je prends conscience de ce que je fais : je me blesse moi-même. Je défais la corde et je la jette au loin.
Je ne comprends pas pourquoi j'ai fait cela. Les ennemis ne doivent plus me torturer, je le fais tout seul. Des couronnes de feu me dévorent les chevilles.
Je suis au comble du désespoir. Je pousse une longue plainte dont j'accrois peu à peu l'intensité. Je crie, je hurle, je décharge le trop plein du grand chagrin de ma prison malade. Mais je prends aussi ma revanche, car mon cri signifie qu'en dépit de tout je vis encore.

Je dois préparer l'interrogatoire suivant. Je devrais soi-disant parler, mais tout compte fait je ne sais pas grand-chose à propos des partisans ! Bien entendu je connais des noms, j’ai assisté à des réunions avec Pierre et monsieur Bonergues ; Jacques et Jean étaient là aussi.
Je pourrais même dire que j’ai fait de la résistance puisque j'ai porté des messages pour Pierre, mais cela, ils ne le sauront pas, jamais ! D'ailleurs je suis trop jeune pour être un partisan, Pierre me l'a souvent dit !
Et puis tout le monde était contre eux, ils le savent quand même ! Et tout à coup je me rappelle où j'ai vu Comtesse ! C'est une dame du village. Pierre m'avait dit de me méfier d'elle parce qu'elle travaillait pour les ennemis.

Je serre fortement les jambes avec les mains pour réduire la douleur. Oh ! Ne plus souffrir ! En finir ! Le froid, les pierres, les coups, les brûlures, tout m'assomme, tout m'abrutit. S'ils avaient au moins un peu pitié ! Mais ce sont des méchants qui profitent de leur force.
La dame du catéchisme disait que Jésus aide les persécutés. Pourquoi ne vient-Il pas à mon secours ? Pourquoi n’a-t-Il pas supprimé les bourreaux ?

Je fais mine de somnoler pour tromper ma souffrance. Comment cela va-t-il finir ? Je suis un jouet entre les mains de ces brutes, un petit garçon emmuré dans une geôle crasseuse, prisonnier des serres des soudards.
J'essaie de me calmer, je flotte dans des remous vibrants, je me laisse tomber contre le mur, stable et solide. Je bois, cela me fait du bien. Demain cela ira mieux, je veux m'en convaincre, mais je n'en sais rien !
Ce qui est désespérant, c'est que demain n'est jamais présent ; quand il est présent, il est devenu aujourd'hui. Dans la vie, c'est comme en conjugaison, le futur n'est jamais présent. Croire au lendemain est illusoire. Seul le présent compte, le futur est du rêve.