De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Désobéir (6)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Désobéir (6/6)

Comme j'aborde le dernier raidillon, un bruit terrible secoue les maisons. Une explosion ! Par les vitraux de l'église sort de la fumée. Des coups de feu ! Les soldats tirent sur les personnes qui tentent de sortir.
Je reste sur place, paralysé par la surprise, l'horreur et la terreur. Je n'en crois pas mes yeux. Des volutes sombres roulent sur le toit de l'édifice.
Les habitants du village sont-ils vraiment dans l'église ? Les ennemis voulaient-ils vraiment cela ? Des flammes jaillissent des vitraux ; elles se faufilent entre les ardoises du toit.
Où est maman ? Elle n'est pas dans l'église ! Ce n’est pas vrai ! Je vais la revoir ! Elle ne m'a pas laissé tout seul ! Et Maude ? Et mes amis ! Ce n'est pas possible ! Maman ne m'a jamais laissé tomber ! Elle s'est sûrement cachée quelque part.
Le crépitement, la lumière et la chaleur me serrent le cœur dans l’étau d’une horreur douloureuse. Ce cauchemar a l’effroyable évidence de la réalité. Maman, Maude, papa, Christelle, Pierre, et tous les autres ?!
Le toit s’effondre. Son sinistre craquement retentit longtemps dans la vallée ; ce bruit m'emplit les oreilles.

Je dévale la pente, je coupe au court vers la maison. Elle est vide : ni maman ni papa ni Pierre ni Christelle. C’est irréel. Ni la maison ni mes jouets ne veulent de moi.
Des soldats patrouillent dans les rues avoisinantes. S’ils me voient, ils vont me capturer et me jeter dans les flammes. Je détale par les ruelles que je connais bien.
Une fillette est étendue sur le sol, la tête brisée contre le mur. Cette forme humaine geint faiblement. Je fais un bond de côté et je cours plus vite encore.
Je grimpe la route quatre à quatre, j’arrive hors de souffle à la Chaire-à-prêcher et je me laisse tomber sur le sol. Jamais je n'ai couru aussi vite, je tremble de la tête aux pieds, j'essaie de reprendre ma respiration.

Je ne parviens pas à réaliser que cela s’est vraiment passé, que les gens ont péri dans le brasier. Quelle horrible journée ! Maman, papa, amis, frère, sœur et surtout toi, Maude, qu'êtes-vous devenus ?
Que vais-je devenir ? Ici ?! Tout seul ?! Ce n’est pas vrai ! Qu’ils s’en prennent aux partisans, soit ! Mais pourquoi tuer des gens sans défense, des enfants, des vieillards ?
Du haut de mon rocher, je regarde ce paysage dépeuplé, vide jusqu’à l’horizon, sans appui ni abri. Il m'est devenu étranger. Je suis l'exilé, seul, égaré, désemparé. Je ne peux plus compter que sur mes propres forces. J'attends sans bouger.

Les heures s'écoulent. Après un temps qui me semble infini, j'entends les chenillettes et les camions grimper la route d'Assenois. Je ne bouge pas, j'ai trop peur.
Les soldats sont partis, mais je n'ose pas aller chez moi. Néanmoins, tôt ou tard je descendrai, car je veux savoir s'il reste quelqu'un en vie.
D'ailleurs mes parents ont sans doute échappé au massacre. Monsieur Bonergues est très bien informé et il aura prévenu Pierre. Ils seront allés vers le sud, vers l'armée de libération. Cette quasi certitude calme mes angoisses.

Je préfère attendre la nuit. J'irai chez moi pour m'habiller plus décemment et plus chaudement, et pour manger et me reposer.
J'observe le coucher du soleil, il faut qu'il fasse nuit noire. La clarté baisse avec calme et douceur, et surtout une très grande sérénité sur le village martyr. La nuit se fout du tumulte du jour et des crimes des ennemis !

Ma poitrine se contracte sur un grand vide douloureux ; que vais-je devenir tout seul ? Je ne vois pas comment je pourrai m’en tirer. Des larmes me glissent sous les paupières, sans bruit, puis viennent de vrais sanglots.
On ne pleure pas quand on est un grand garçon. Et pleurer ne sert à rien dans l’insensibilité de ce monde peuplé d’ennemis cruels. Mais les larmes me soulagent et je me laisse sombrer au fond de mon chagrin.
Les pleurs finissent par cesser de couler. Je m'essuie les joues et je reste là, hébété, abruti, incapable de réagir, à fixer la vallée.

Grand ouvert, le ciel aspire goulûment la chaleur de la terre. Le vent se lève et sa tristesse me serre le cœur. Un vent glacial court sur le plateau dégagé. Le froid me sort de ma torpeur.
Comme tout a changé ! La vie de tous les jours, la chaleur de la maison, le sourire de maman !
Que mes parents reviennent ! Qu’eux au moins en réchappent !
Une angoisse profonde s’empare de moi. Pourquoi m’avoir séparé d'eux ? Quel mal les ennemis me reprochent-ils ? Accablé, je m'agenouille sur la roche et je prie.
« Pardon, Seigneur, aie pitié de moi ! Si Tu restes avec moi, je n’ai rien à craindre. »
Seul le triste hululement du vent me répond ; mes bras et mes jambes sont glacés. Le froid me gagne, mais je continue de prier. J’éternue plusieurs fois de suite.
Ceux qui croient à des dieux doivent s’accoutumer au silence, car bien que les prêtres soient d'impénitents bavards, les dieux, eux, ont l'habitude de se taire !

Je m'ébroue. Je me lève et je descends. J'arrive sur la route. Le village est silencieux, sans vie ni lumière.