Désobéir (5/6)
Pour tromper mon anxiété, je contemple la vallée. Sa splendeur tranquille me comble et calme mes
frayeurs. Je m'assieds au bord extrême de la grande roche.
De cette pierre juchée sur une monumentale falaise, le regard embrasse un vaste labyrinthe de pentes
sévères plantées de futaies où les hêtres clairs l'emportent sur les sombres épicéas, un spectacle
grandiose dans l'éclat du soleil d'été.
Je ne me lasse jamais de ce lieu ; des heures durant j'observe le vol des buses variables aux cris
plaintifs, l’appel au voyage des cumulus de beau temps et les ombres fugaces qu'ils dessinent sur
les versants vallonnés.
Plus tard je serai aviateur. Rien n'est plus beau que de planer loin au-dessus du monde, de négocier
les courants ascendants et d'observer de très haut la terre couverte par ces milliards de fourmis
humaines qui la martyrisent !
Les buses m'intriguent. Perchées sur un piquet elles ont l'air furieuses avec leur regard fixe et leur
bec crochu et dans le ciel elles piaulent longuement comme si elles avaient mal.
Je me couche sur la roche et j'interpose le pied entre le soleil et mes yeux pour réduire
l'éblouissement. Voilà la taille du soleil pour l'être humain ! Un pied, rien de plus !
Et pourtant il est très loin d'ici, à cent cinquante millions de kilomètres ! Il est une boule de feu
gigantesque tellement chaude qu'elle parvient à me brûler la peau ! L'univers est grandiose, les
temps et les distances donnent le vertige.
Mon village est un confetti sur la terre, ma planète un point minuscule du système solaire, mon soleil
un grain de riz en queue de galaxie, ma galaxie une goutte dans l’océan du cosmos. Et moi, Olivier,
quelle importance ai-je encore ?
L'humanité est un grain de poussière qui est né récemment et ne tardera pas à disparaître.
Quel sens a ce déploiement titanesque qui nous renvoie à notre petitesse quand nous l'interrogeons ?
Qui a créé tout cela ? Les gens ordinaires prétendent que c'est Dieu. Mais croient-ils en savoir plus
après avoir dit cela ?
Tout cela sonne bien, mais je ne suis pas trop sûr que cela veuille dire quelque chose. En tout cas cela
n'apaise pas ma faim et ne calme pas mes appréhensions face à la réaction prévisible de mes parents.
Des coups de feu ! Les soldats tirent. Toujours leurs stupides manœuvres ! Pendant que je pense à
l'infini du cosmos, ils jouent à la guerre. Qui est le plus adulte, eux ou moi ?
Christelle a raison. Comment pourrons-nous jamais prendre les êtres humains au sérieux ? Nous formons une
belle bande de singes, toujours décalés par rapport au réel !
D'ailleurs je ne comprends rien à l'attitude des troupes d'occupation. Tout le monde sait qu'ils ont perdu
la guerre. L'armée de libération vient du sud, elle est aux portes du village. Pierre nous annonce sa
venue chaque matin. Et s'il le sait si bien, c'est parce qu'il est un grand ami de monsieur Bonergues,
un partisan, un vrai, le papa de mon ami Jacques.
Pourquoi les forces d'occupation poursuivent-elles une guerre perdue d'avance ? Quelle bande de cons !
Finalement la faim et l'impatience m'incitent à descendre, ne fût-ce que pour savoir ce que devient le
barrage routier. J'enfile mes baskets. Je me doute que les ennemis fermeront la route toute la journée,
mais j'ai envie de bouger.
Je me glisse contre la roche et je jette un coup d'œil : il n'y a rien au bout de la ligne droite ! Je
regarde, incrédule, ce vide soudain. Le barrage a disparu comme par enchantement, il s'est volatilisé.
Je ne comprends pas.
Et pas le moindre soldat ! Je descends jusqu'à l'épingle à cheveux. Je suis sur le qui-vive, je ne veux pas
qu'on me voie en pyjama. Des cris d'enfants affolés montent de la vallée. Je me blottis contre le
parapet en pierre et je regarde prudemment.
Encadrée par l'église et la maison communale, la grand-place est noire de monde. Les soldats ennemis
l'entourent et patrouillent dans le village. Il y a aussi deux chenillettes et cinq camions militaires.
Étrangement, alors que la messe de dix heures est terminée depuis longtemps, les femmes, les hommes et
les enfants entrent dans l'église. Le parvis s’emplit d’un bouillonnement sombre, que l’édifice avale
peu à peu. Les soldats ferment les portes.
C'est bizarre. Il n'est pas dans les habitudes de l'armée d'occupation d'organiser des offices religieux.
Comment peuvent-ils y consacrer du temps et de l'énergie alors qu'ils sont sur le point d'être battus.
Sont-ils devenus fous ?
Et soudain je comprends. Ils organisent sûrement une messe en l'honneur de ce général que les partisans
ont assassiné il y a trois semaines dans une embuscade sur la grand-route qui passe à une dizaine de
kilomètres d'ici.
S'ils croient que cela va les rendre populaires, ils se trompent ! Les gens les détestent et fondent tous
leurs espoirs dans l'arrivée de l'armée de libération. Les obliger à aller à la messe ne va pas les
faire changer d'avis !
Les soldats se regroupent sur la place, le silence succède au tumulte et aux cris. Il ne reste plus
personne dans les rues. C'est le bon moment pour rentrer sans être vu, je cours vers le pont.