Ostabat-Asme, 31 mai 2011
Je me lève le premier. Je range mon sac et je déjeune.
Nicole, une jeune Allemande que j'ai guidée vers le gîte hier après-midi, surgit toute prête. Elle mange rapidement et s'en va. Puis Alain apparaît et fait de même. Ils partent tôt pour éviter la pluie.
Pour ma part, je descends jusqu'au château de Joantho pour accéder au chemin des crêtes. De sombres
nuages roulent dans le ciel, le temps est plus menaçant que jamais.
Ce n'est qu'à ce moment que je prends conscience que je n'échapperai pas à la drache. Alain a raison
de couper au court.
Je fais demi-tour, je passe devant le gîte, j'ai trop de retard sur Alain pour pouvoir le rattraper.
Cela dit, ce temps perturbé me plaît.
Il me rappelle l'automne dans les Ardennes et le vent « cornant novembre » cher à Émile Verhaeren, un
poète anversois. Je suis chez moi en dépit de la chaleur.
Je marche d'un pas joyeux.
Cela commence par des pluies fines, qui s'intensifient peu à peu.
Trois kilomètres avant Larribar, je rejoins Alain qui se débat avec son poncho.
Il pleut à verse. Je suis trempé de la tête aux pieds, y compris les chaussettes et les sous-vêtements.
Nous arrivons ensemble à la route d'Uhart-Mixe.
Vu le mauvais temps, Alain coupe au court vers Ostabat-Asme.
Quant à moi, j'ai trop envie de passer par la stèle de Gibraltar, le point d'arrivée des voies de Tours
et de Vézelay. Et je ne risque pas d'être plus mouillé que je ne le suis !
Peu avant le pont sur la Bidouze, je ressens une impression de déjà-vu.
Je suis déja venu ainsi, c'est sûr, c'est un lieu que je connais ! Je reconnais même le relief,
l'allure du pont et la rive de la rivière.
Or, si une chose est certaine, c'est que je n'ai jamais mis les pieds dans cette partie de la France !
Quand cela leur arrive, les personnes imaginatives inventent alors la mystérieuse
réminiscence d'une vie antérieure (le conte) ou le signe sacré d'un lieu inspiré (le songe).
Jusqu'où va le délire humain du « si cela pouvait être vrai » !
Pour ma part, je crois simplement que mes neurones se trompent. Le lieu qu'ils reconnaissent, a des traits en commun avec celui-ci, et ce sont ces traits qui leur font croire que c'est le même.
La Bidouze charrie des tourbillons d'alluvions, d'où sa couleur brune !
Une petite chapelle m'accueille après le pont sur la Bidouze.
La montée vers la stèle de Gibraltar est dure et rocailleuse.
En sortant du bois, je vois que le chemin vers la chapelle de Soyarza est nu, exposé aux vents et aux pluies. Je suis plus trempé que jamais et j'ai perdu tout espoir d'une accalmie prochaine.
La stèle de Gibraltar est à cinquante mètres à droite du chemin principal.
Mon appareil photographique dégouline.
Je sèche l'objectif avec le petit fichu qui sert à essuyer mes lunettes, car c'est tout ce qu'il me
reste de sec.
Un cairn indique le chemin qui monte vers la chapelle de Soyarza.
Un vent et une pluie glaciales balaient la piste rocailleuse.
La chapelle est entourée de vaches qui cherchent à s'abriter près du bâtiment et des petits arbres qui l'entourent.
À onze heures j'arrive à Harambeltz, trois bons kilomètres avant Ostabat-Asme. Il me reste une petite
heure de marche.
Mais est-ce vraiment Harambeltz ? Le village me semble grand ! Serais-je déjà à Ostabat ? Pour en être
sûr je monte jusqu'à la mairie.
Je suis bien à Ostabat !
En fait, je marche plus vite que je le crois. J'ai vécu la même expérience à
Condom. Ce ne sont pas les distances qui sont plus courtes, c'est moi qui marche plus vite.
Je devrais calculer la durée de mes étapes sur la base de cinq kilomètres par heure au lieu de quatre.
La pluie se calme enfin.
Ironie du pèlerinage ! Ceux qui partent maintenant auront peut-être une étape sèche alors que ceux qui
sont partis tôt arriveront trempés !
Le responsable du gîte m'accueille tout de suite, il faut dire que je dégouline. Il me prête
des sandales, ce qui résout très heureusement le problème de mes pieds. Mes chaussures et mes
chaussettes sont détrempées.
J'attends que les chambres soient prêtes et j'essuie ce que je peux.
C'est alors qu'arrive S., le pèlerin que j'ai rencontré à Arzacq-Arraziguet. Il est frais comme un pinson, pas mouillé du tout, juste une goutte d'eau sur sa veste imperméable. Il porte son petit sac à dos.
Je lui lance, non sans malice : « Qu'est-ce qu'on en a eu, de la pluie ! »
« De la pluie ? me dit-il. Non, il ne pleut presque pas. »
Là il me souffle comme une chandelle. Il prétend avoir fait le même chemin que moi et il est passé sans
avoir de pluie. Il vient de Mars ou quoi ?
Il demande au responsable si ses bagages sont arrivés. Cela l'énerve qu'ils aient du retard.
Son gros sac à dos, il le fait transporter, voilà comment il parvient à transporter tant de matériel !
À l'heure à laquelle il arrive et dans l'état où il est, cela m'étonnerait qu'il ait marché plus d'un
kilomètre.
Il me fait la leçon. Il faut toujours avoir sur soi deux jeux complets de vêtements ! J'ai fait
preuve d'imprévoyance. Le responsable du gîte renchérit.
Je les laisse instruire mon procès. Je me demande comment ils font sécher le jeu de vêtements mouillés
pendant qu'ils marchent.
L'avenir du camino est à ceux qui ont de l'argent. Ils échappent à l'inconfort et ils font marcher le commerce.
Le responsable du gîte nous conduit dans notre chambre. Il y a trois lits. S. s'installe près de la fenêtre et moi près de la porte. Celui à qui échoira le lit du milieu sera entre le marteau et l'enclume. C'est la vie.
Je fais sécher mes affaires dans le bâtiment, car il y a des averses sporadiques. L'eau a pénétré dans le sac à dos. Même le sac de couchage est en partie mouillé. Cette fois, les sacs en plastique n'ont pas réussi à tout protéger.
Je ne parviens pas à obtenir un pronostic clair du temps qu'il fera les prochains jours. Le journal
local prétend que le temps s'améliorera, mais qu'il y a des risques d'averse jeudi et peut-être
samedi.
Demain après-midi il pourrait y avoir une amélioration, mais jeudi pourrait être mauvais. Jeudi, c'est
le jour où je traverse les Pyrénées.
Le temps semble assez fantasque.
Il paraît qu'il a beaucoup plu sur les Pyrénées aujourd'hui, notamment sur les Pyrénées espagnoles.
Je pense à mes compagnons du Puy-en-Velay, notamment à André.
S'il a marché aussi vite que moi, il a trois jours d'avance. Mais s'il a pris un jour de retard, c'est
aujourd'hui qu'il traverse les Pyrénées !
Et jeudi, moi aussi, je risque d'avoir de la pluie !
La dame qui s'occupe du gîte a déplacé mon tee-shirt rouge sur une corde à linge à l'extérieur.
Comme le temps s'est un peu rétabli et que le linge ne sèche pas dans le bâtiment, je lui demande si
je peux y suspendre le reste de mon linge. Elle est d'accord, et d'autres pèlerins font comme moi.
Les premières pentes pyrénéennes me lancent un défi.
Demain je serai à Saint-Jean-Pied-de-Port.
Ostabat-Asme est un joli petit village (pluvieux) sur le versant nord de la vallée de la Bidouze.
Je descends jusqu'au gîte Ospitalia, en bas du village.
Alain ne s'y trouve pas. Il sera sans doute allé dans le gîte Gaineko Etxea qui se trouve après le village.Quand je reviens, j'estime que mon linge est assez sec et je le range.
Le soir, nous sommes huit à table.
Cinq pèlerins viennent de Toulouse et vont à Saint-Jean-Pied-de-Port, et même à Roncevaux si le temps
le permet et qu'ils se sentent en forme. Trois sont allés par la grand-route de Pau à Navarrenx,
deux sont allés en taxi jusqu'à Arzacq-Arraziguet.
S. explique que la pluie l'a complètement trempé et qu'il a dû sécher ses affaires. En fait il n'a
rien séché du tout. Mais ici chacun joue à se mettre en valeur.
J'ai l'impression d'être le vilain petit canard entouré de cygnes blancs.
Je pense à Fernando Pessoa.
« Ó príncipes, meus irmãos,
Arre, estou farto de semideuses !
Onde é que há gente no mundo ? »
« Ô princes, mes frères,
J'en ai par-dessus la tête des demi-dieux !
Où y a-t-il des gens moyens en ce monde ? »
La seule personne qui m'intéresse est le huitième convive, Michaël, un jeune Allemand silencieux qui est parti le vingt-huit mars de chez lui, non loin du lac de Constance et qui compte aller jusqu'à Santiago.
Puis S. se souvient de ma présence à Arzacq-Arraziguet. Il me critique parce que, d'après lui,
je suis parti sans déjeuner.
Les six « experts » qui m'entourent m'expliquent qu'il est très important de bien manger quand on
marche, ils ajoutent que si je continue à ne pas le faire, je risque d'avoir de gros problèmes
de santé, etc.
Finalement, devant mon silence et ma passivité (j'ai quand même osé balbutier que j'avais déjeuné à Arzacq-Arraziguet), ils me laissent tomber et ils commentent les résultats sportifs, ce qui me soulage.
Je préfère qu'ils ne s'occupent pas de moi. Michaël et moi ne parlons quasi pas, mais nous échangeons des regards, des silences et des sourires qui en disent long. Les six autres appartiennent à un autre monde que le nôtre.
Et je préfère le nôtre !