Verzy, 24 mars 2011
Je me lève à six heures et demie. Je suis fatigué, mais je ne me sens pas trop moche. Je me lave, je
range ma lessive, qui a quand même un peu séché et je fais mon sac, le tout en trois quarts d'heure,
un succès !
Je suis très strict sur la manière de ranger mes affaires, ce qui me permet de bien équilibrer la charge
et de vérifier si rien ne manque.
Quand j'arrive dans la grande salle du réfectoire, à sept heures et demie, il n'y a personne.
Cinq places sont prêtes, trois pour mes deux compagnons et moi et deux à l'autre bout de la salle pour
des jeunes Français, qui arrivent, restent entre eux, mangent peu et s'en vont rapidement.
Mes compagnons sont plus en forme que moi. Ils ont connu un début de pèlerinage mouvementé avec leur nuit dans les bois, leur chariot Willy amateur de grand-routes et leur longue étape vers Reims. Je crains qu'ils ne soient pas au bout de leur peine.
Je suis ému, eux aussi.
Nous ne nous reverrons sans doute plus. Ils arriveront à Compostelle avant moi. Ils iront ensuite chez
des amis en Espagne et ils reprendront l'avion à Santiago le six juillet. Ils ont déjà réservé leur
vol.
Si je progresse comme prévu, je serai à Santiago le cinq juillet et je continuerai vers Fisterra. Il
faudrait beaucoup de chance pour que nous nous revoyions.
Je leur souhaite « buen camino » et ils font de même.
Quand je quitte le gîte, ma sinusite semble bénigne et mon nez ne saigne plus.
Je me dirige au jugé vers le pont Huon, près duquel passe le GR 654.
J'ai oublié de mettre ma balise en route ; je le fais en approchant de la place des Droits de l'Homme,
un immense rond-point qu'on aurait mieux fait d'appeler la place des Super-droits de la Voiture.
Après le pont Huon, mon nez se met à saigner. Je m'assieds sur un banc, je penche la tête en arrière
et j'attends que le saignement s'arrête. Le temps passe, cela ne s'arrange pas. Et j'ai plus de vingt
kilomètres à faire, avec la côte de la Montagne de Reims !
Par expérience, je sais que la marche, surtout en montée, accentue mes saignements de nez. Si je dois
m'arrêter tous les kilomètres et marcher lentement, jamais je n'arriverai à Verzy à temps.
Je dois absolument trouver un moyen pour arrêter ce maudit saignement.
J'ai vu une pharmacie juste avant le pont Huon. Je m'y rends. Elle ouvre à neuf heures, dans cinq
minutes. La chance est avec moi (si on veut).
J'explique mon problème à la pharmacienne. Je lui dis que quand cela m'arrive, j'enduis un tampon d'ouate
d'isobétadine, je le roule en fine pointe et je l'enfonce le plus haut possible dans la narine.
Ma méthode rudimentaire la fait sourire.
Je lui dis qu'elle connaît probablement une meilleure méthode. Elle me parle d'un tampon hémostatique et
aussi d'une vaseline hémostatique. Celle-ci a sa préférence parce qu'elle permet de ne pas mettre un
tampon dans le nez.
Je me laisse convaincre. Elle me donne des cotons-tiges pour mettre la vaseline très haut dans la narine.
Je retourne à mon banc et j'essaie.
Le saignement cesse rapidement. Mais j'attends pour éviter qu'il reprenne dès que je me mettrai à marcher.
Je pense à ma rupture progressive avec l'Église catholique.
À l'époque j'étais à des années-lumière de ma manière de penser d'aujourd'hui. L'abbé qui animait la
Fraternité voulait ramener dans le rang une « brebis égarée ». Il nous a enjoint de lui rendre des
menus services pour bien la disposer envers la religion.
Cela a heurté mon sens de la loyauté : être charitable, oui ; mais circonvenir et manipuler, non !
Et puis si c'est par la manipulation qu'on convertit, que deviennent la Grâce et l'action de Dieu
dans le monde ? Gens de peu de foi !
Cela pour dire qu'endoctriné, je le fus bien, au point d'aller à messe tous les jours ! Mais une religion
pourrait-elle survivre sans endoctriner les enfants avant qu'ils ne puissent penser par eux-mêmes ?
Après un petit quart d'heure je m'en vais. Je marche lentement pour éviter que le saignement reprenne. Cela fonctionne. Je ne saigne plus. Et si mon nez coule, c'est dû à un reste de sinusite.
Le chemin de halage ressemble à un terrain de sport. C'est un constant défilé de vélos, de coureurs
et de marcheurs. Ils passent et me dépassent sans cesse. Ce sont eux les sportifs et moi je suis le
petit vieux qui avance à son train de sénateur.
Cette agitation sportive se calme après le pont Saint-Léonard et cesse tout à fait au pont de la Fontaine
Blanche. J'arrive à Sillery. Je passe sur la ligne TGV et je monte vers le moulin de Verzenay. Mon
nez ne saigne toujours pas. Cette vaseline est miraculeuse.
Les plants de vigne s'étendent à perte de vue dans la plaine qui sépare Reims de sa montagne.
Je suis en Champagne, terre de vin s'il en est, entre Reims et Épernay.
Verzenay possède le moulin le plus belliqueux au monde.
Il a servi de poste d'observation pendant les deux guerres mondiales, pour les Français en 14-18 et pour
les Américains en 44-45. D'ici, on a une vue superbe vers Reims et la plaine qui l'entoure.
Cela dit, il a aussi servi à moudre du grain.
À hauteur du moulin, je m'arrête un quart d'heure. Quand je me lève, j'ai un peu d'ankylose dans les cuisses. J'ai cela depuis quelques jours.
Les plants de vigne sont rectilignes et les ceps sont pliés le long des fils.
C'est à quoi s'emploient de nombreux viticulteurs. Ils taillent par endroits (rognage), ils plient dans un plan (palissage) et ils fixent les ceps (liage).
Le phare de Verzenay domine une plaine semblable à la mer et attire vers lui les amateurs de vins de Champagne).
Création d'un viticulteur pour faire connaître son vin, il est devenu le siège du Musée de la Vigne.
J'arrive plus tôt que prévu à Verzy. J'ai rendez-vous à trois heures et il est une heure et demie.
Je rends une visite de courtoisie aux faux de Verzy, un endroit que je connais, car j'ai passé des vacances sur la Montagne de Reims, à la Presle près de Pourcy.
Cela me permet aussi de tester mes jambes sur une bonne montée en fin d'étape, car c'est raide sur un
kilomètre (mon saignement de nez est complètement oublié).
Je monte vite et bien, je ressens même du plaisir à grimper.
Je commence à croire que la marche ne sera pas un problème au cours de mon pèlerinage.
En ancien français, un fau (du latin « fagus », hêtre) désigne un hêtre.
Les faux de Verzy sont des hêtres tortillards dont les branches se tordent en tous sens pour constituer
de grands buissons en forme de dômes.
Ils peuvent aussi souder leurs branches, même avec des chênes (anastomose) et marcotter (se multiplier
à partir de branches qui passent dans le sol).
Des arbres tout à fait remarquables !
Un panneau indique la direction de Louvois. C'est le nom de la rue où habite Alain Michel, la personne de contact pour mon hébergement. Je situe sa maison. Mais comme il n'est que deux heures et demie, je m'assieds sur un banc et je rédige mon carnet de bord.
Mon esprit vagabonde à partir du « Deus suive natura » (Dieu ou la nature) de Baruch
Spinoza. Celui-ci veut formaliser le principe de la continuité de l'existence des choses, du maintien
de la vie, de la puissance de conservation de l'être.
Sa formulation est assez faible, car elle essaie de contenter à la fois le croyant et le matérialiste et
elle ne contente aucun des deux. On a même pu l'accuser d'athéisme.
Et c'est vrai que mettre en balance la « natura » que nous connaissons tous et le « Deus » qui nous est
caché (« abscondités »), n'est guère en faveur de celui-ci.
Pour le fondamentaliste, c'est clairement « Deus sine natura » (Dieu sans la nature) et pour le
matérialiste, « natura sine Deo » (la nature sans Dieu).
Alain Michel me conduit à un bâtiment qui est dans un état de délabrement épouvantable. Mon guide ne
sait pas me dire depuis combien d'années il est à l'abandon. Il se demande si l'archevêché ne va pas
s'en défaire.
Il cherche désespérément à vider un bassin d'eau dont l'humidité menace de faire s'effondrer un muret.
J'achète de quoi manger : une boîte de maquereaux à la sauce tomate, un morceau de Comté et une baguette. Je reviens au gîte et je mange, non sans répandre de la tomate sur ma chemise, ce qui m'oblige à la laver. Je garde la moitié du Comté pour demain.
J'explore mon « palais ». Tout tombe en ruine, il y a de la pourriture partout, tout est sale. Je n'ose pas prendre une douche ; de toute manière il n'y a pas d'eau chaude.
Je place mon sac de couchage dans l'endroit qui me paraît le plus convenable, le carrelage du
rez-de-chaussée. À l'étage le plancher craque de partout.
Je me mets près du radiateur électrique pour avoir chaud pendant la nuit. Cela chauffe mieux en bas
qu'en haut. Je ferme toutes les portes pour réduire la perte de chaleur.
Je bascule une table pour en faire un séchoir.
À l'étage je trouve des matelas complètement usagés. Ils semblent dater de Mathusalem. Je mets deux matelas l'un sur l'autre, mais je touche quand même le sol.
Les lavabos ne paient pas de mine.
Une fois je suis prince, une fois je suis pauvre. Ainsi va la vie errante du pèlerin.Et pourtant je ne peux pas m'empêcher d'éprouver de la joie. Depuis deux jours, ce que je vis correspond au voyage du pèlerin tel que je l'imaginais.
Je dois aller à selle. La toilette du gîte me semble inutilisable.
Dans le village, il y a une banque, mais pas de café. À Assesse aussi, il y avait des banques mais pas de
café. Bientôt, un peu partout, il ne restera plus que des banques. C'est la « croissance » !
Exeunt les cafés, les boulangeries, les épiceries, mais il y aura toujours quelqu'un pour dire que tout va bien, car les banques font des affaires et que le PIB est en hausse. On pourra manger des billets et tenter de mâchonner des pièces de monnaie.
Il subsiste quand même un restaurant. Je pourrais y aller et prendre un café, mais je crains que ce
serait le café le plus cher de ma vie, un prix à encadrer et à mettre dans mon salon au retour.
Finalement je prends mon courage à deux mains et je décide de nettoyer ce qui sert de lunette à la cuve
du WC. Elle est franchement dégueulasse. Elle ne tient pas à la cuve.
J'emploie le papier de secours que j'ai dans mon sac à dos, car bien entendu il n'y a pas de papier de
toilette.
Je réserve pour les jours suivants.
À Châlons-en-Champagne, c'est difficile. La plupart des hébergements sont pris, car c'est samedi.
Finalement je trouve une chambre d'hôtes qui accepte de me prendre en surnombre parce que je suis
seul. Je remercie beaucoup.
À la Chaussée-sur-Marne je ne trouve rien de mieux qu'un hôtel. À Vitry-le-François, le doyenné
m'accueille. À Saint-Remy-en-Bouzemont – Saint-Genest-et-Isson, un village aussi petit que son nom
est grand, je réserve une chambre d'hôtes.
À Saint-Léger il n'y a plus d'hébergement pour les pèlerins, ce qui va m'obliger à revoir mes étapes.
Après cet échec, je trouve que cela suffit, je continuerai demain. Tout cela est fastidieux, car il faut
beaucoup téléphoner, laisser mes coordonnées et espérer qu'on me rappelle.
Je dors assez mal, car j'ai trop chauffé le local à mon goût. Pour dormir, je préfère la fraîcheur à
la chaleur. En plus je dors pratiquement sur le sol carrelé en dépit des deux matelas.
À minuit je prends un Dafalgan et je dors un peu entre trois et cinq heures du matin.