Brienne-sur-Aisne, 22 mars 2011
Je me lève le premier.
Parfois je me demande s'il est utile de prendre des décisions. Trop souvent je fais autre chose et je suis contrarié de ne pas m'être tenu à ce que j'avais décidé. Et puis cette décision était idiote, car depuis mon départ, je me suis levé trop tôt chaque matin.
Je sors et j'achète une baguette qu'on appelle ici la « fournée ». J'en dévore la moitié pour mon déjeuner.
Nos routes se séparent, car mes trois compagnons coupent au court vers Reims en passant par Bazancourt tandis que je reste fidèle au GR 654. Nous nous retrouverons à Reims dans deux jours.
Notre jeune compagnon n'a pas le moral. Ses pieds lui font plus mal que jamais. Il me demande s'il y a un bus pour Rethel. Je lui dis qu'en principe il y en a un, mais que je n'ai pas situé l'arrêt. Il va se renseigner, il veut acheter des chaussures de marche à Rethel.
Je me prépare à suivre un monotone chemin de halage. Moi qui aime les paysages vallonnés et accidentés des Ardennes, du Jura et du Morvan, j'appréhende les chemins plats de la Champagne.
Et je découvre un merveilleux sentier en pleine nature, propice à la méditation, à la réflexion et à la rêverie.
Comme il n'y a pas de problème d'orientation – rien n'est plus simple que suivre un canal – , que je ne ressens aucune douleur et que j'ai tout le temps, je me plonge dans mes réflexions.Les Amis-de-Saint-Jacques de Reims prétendent gagner quarante kilomètres entre Rocroi
et Reims.
En fait, c'est un peu moins, car les distances ne sont pas correctes, notamment entre Wasigny et
Justine-Herbigny, mais aujourd'hui tout le monde triche un peu sur les chiffres.
C'est une des caractéristiques de l'époque : frime, petits mensonges et pois chiche dans la boîte
crânienne. Moi qui aime approfondir les questions et les examiner avec rigueur, j'ai parfois
l'impression d'être un extraterrestre.
Ce qui est plus amusant – et quelque peu vexant –, c'est qu'ils qualifient de « pèlerins » ceux qui passent par les voies directes et de « randonneurs » ceux qui épousent les tours et détours du GR 654.
Ainsi celui qui s'arrête, observe et médite est-il un randonneur. Et celui qui use ses chaussures sur le bitume en sursautant aux coups de klaxon et en respirant les gaz d'échappement est un pèlerin.
On est loin de la formule : « À chacun son chemin. »
Cela m'agace d'autant plus que pour moi le pèlerinage est le chemin et non le but. Mais je concède que
je suis plus ermite que pèlerin ; le pèlerin ne rumine pas, il va droit au sanctuaire.
Vers onze heures je m'arrête à une aire de pique-nique le long du pittoresque chemin de halage.
Bien que plats et rectilignes, ces chemins ne sont pas dénués d'un certain charme.
À la réflexion, ce qu'il s'est sans doute passé, c'est que les Amis de Saint-Jacques et la FFRP ont joint leurs forces pour baliser ensemble, mais qu'ils ont eu des divergences sur l'itinéraire, d'où la distinction entre pèlerins et randonneurs.
Cela dit, choisir le chemin le plus court pour aller à Santiago m'interpelle. Ce choix me semble typique d'un monde gangrené par le culte de la vitesse et de la performance au point de ne plus pouvoir prendre le temps de réfléchir et de méditer.
Comme on prend l'autoroute pour aller en vacances sans voir les régions qu'on traverse, on va droit sur Santiago sans regarder autour de soi. Même si je fais partie de la minorité, je persiste et signe, c'est le Camino qui compte, pas Santiago ni Fisterra.
Je pense à mes compagnons hollandais tracassés par leur surpoids de bagages, par leurs pieds, par leurs jambes et par leur charrette. Gerhardt est bavard. Adriana est réservée, prisonnière de considérations religieuses étouffantes.
Et notre troisième compagnon a un projet sportif. C'est l'exploit de faire une longue marche qui l'intéresse, mais avec ses baskets et son sac trop lourd, il s'est mal préparé et il a peut-être surestimé ses capacités.
Ils sont des « vrais » pèlerins puisqu'ils vont à Santiago par le chemin le plus court.
Mais à l'arrivée ils risquent d'être déçus, car ils ne seront que trois pèlerins perdus dans la foule
des autres.
Si pour eux, l'objectif est Santiago, c'est logique.
Mais je crains que la motivation réelle soit de ne pas perdre trop de temps à marcher. Et dans ce cas,
c'est gaspiller son temps.
Qu'est-ce qui est préférable, trois mois avec des rencontres intéressantes, de beaux paysages et des moments d'émerveillement ou deux mois sur les grand-routes en calculant le nombre de kilomètres qu'il reste à faire ?
Je devrais soumettre ma réflexion aux Amis-de-Saint-Jacques de Reims. À eux de méditer ! Et s'ils veulent le faire tranquillement, je leur conseille de suivre le GR 654 plutôt que de couper au court par Bazancourt.
Cette étape facile se révèle pénible, peut-être à cause de la chaleur (il fait incroyablement chaud pour
le mois de mars), peut-être à cause du terrain plat, peut-être à cause des fatigues d'hier.
Le chemin finit par me lasser et j'ai hâte d'arriver.
Au pont qui mène à l'oseraie Renauld, je mets le cap vers Brienne-sur-Aisne par des chemins de campagne. Je cherche quelque temps avant de trouver la chambre d'hôtes qui se trouve en extrême orient, je veux dire à l'extrême est du village, vers Poilcourt.
Je coupe ma balise avec mon stylo à bille. Il est deux heures moins le quart. J'ai une émotion, car je ne retrouve pas mon stylo à bille. Par erreur je l'ai glissé dans ma chemise et pas dans ma poche. J'ai des poches atypiques qui s'ouvrent sur le côté.
Je vais près d'une aire de détente pour enfants, là où la rue de Poilcourt arrive sur la grand-route. Je mange une demi-boîte de biscuits et je vide ma bouteille d'eau. Puis je me rends près de l'église, car j'y ai vu des bancs plus confortables.
Je me repose et je rumine : finalement le marxisme diffère-t-il tellement du
christianisme ?
C'est un christianisme dans lequel on a remplacé le jugement dernier par le grand soir, le purgatoire
par le socialisme, le paradis par la société sans classes et l'eschatologie par le sens de l'histoire.
Comme si l'histoire du monde pouvait se réduire à une équation à une seule inconnue !
Tous les deux prédisent que « les derniers seront les premiers », ce qui en fait les chantres des petits
et des sans grade dans l'espoir que leur nombre fera la décision.
Un vieux monsieur s'approche de moi et me pose beaucoup de questions : « Qui êtes-vous ? – Qu'est-ce
que vous faites là ? – Est-ce que vous comptez rester longtemps ? » Il me regarde avec suspicion.
Je lui explique que je suis un pèlerin qui va à Santiago, mais il n'a pas l'air de me croire.
Il ajoute qu'ici c'est un quartier tranquille, qu'il n'y a que des gens paisibles et qu'ils ne veulent
pas avoir d'ennuis. Il me prend pour un clochard, un marginal ou un drogué.
Je le laisse terminer son mélange de plaintes et d'exigences. Finalement il me laisse tranquille.
Je prépare mon étape de demain et je rédige mon carnet de bord.
Après quoi je préfère m'en aller. Le discours du monsieur m'a intimidé. On ne sait jamais. De nos jours, le « tout sécuritaire » engendre les pires excès, on n'est plus en sécurité nulle part.
À quatre heures, je me rends à la chambre d'hôtes. Je suis bien accueilli. Comme il y a une cuisine,
j'aurais pu acheter des aliments. Je dois poser plus de questions quand je réserve.
En plus ce n'est pas une chambre, mais un palais, j'ai toute la place que je veux.
Mon hôtesse me demande si je veux regarder la télévision. J'ai le malheur de lui répondre que la
télévision ne me manque pas. Déjà chez moi j'évite de la regarder.
Elle me tient un discours sur l'importance de suivre l'actualité et elle me parle de la crise libyenne
pendant un long moment.
Son opinion, c'est qu'on devrait laisser les Libyens se débrouiller entre eux, qu'il y a suffisamment
de problèmes en France pour ne pas aller s'occuper de ceux d'autres pays. Je me garde d'exprimer
une opinion, car elle me semble très à cran sur le sujet.
Mon point de vue, c'est que nous sommes pétris d'humanisme et de philanthropie
« wilsoniens ». Nous avons bien du mal à ne pas nous mêler des affaires des autres, nous prétendons
vouloir leur bien et leur bonheur (surtout s'il y a du pétrole à la clef).
Et nous le faisons avec des montagnes de préjugés. En fait tout irait pour le mieux s'il n'y avait pas
justement ces fameux « autres » et qu'ils n'avaient pas, si souvent, un point de vue tellement
différent du nôtre.
Je me dis que si je démarre là-dessus, je vais en avoir pour la soirée. Je la laisse développer ses arguments et je l'approuve vaguement. Je vais prendre ma douche et je m'endors tout de suite.