De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Vaincre (3)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Vaincre (3/4)

Le vacarme ne cesse pas de croître au-dessus de ma tête, c'est le sauve-qui-peut général. L'armée de libération ! Elle est là ! Enfin ! Je suis sauvé ! Ma prière n’a pas été vaine ! Merci, Jésus !
Je tends l’oreille, c’est la langue barbare des ennemis. Ils sont furieux, ils ont l'air de se battre entre eux. S’ils pouvaient s’entretuer, comme je savourerais ce massacre ! Ils descendent l'escalier, ils approchent. Qu’est-ce qu’ils vocifèrent !
La clef tourne dans la serrure, c'est à moi qu'ils en ont, les salauds ! Je recule au fond du cachot, j'ai tellement peur que je ne sens plus la douleur des chevilles.
Balafre ouvre la porte et entame une pantomime grotesque. Il se frappe la poitrine, il fait mine de tirer, il pointe un doigt vers moi, je n'y comprends rien. Il pue la bière, il m'en veut à mort. Inutile de le supplier, il est trop furieux ! Inutile de me battre , il est trop fort !
Je lui crie : « J’ai rien fait » Je fais de grands gestes de dénégation : « Non ! Non ! Pas moi ! Pas moi ! »

L’homme m’empoigne le bras, me jette hors du cachot, me tire par les cheveux, me soulève de terre, me gifle, me donne des coups de poing sur la tête et sur le corps, puis il me ceinture et serre l’étreinte.
J'envoie des coups de pied et de poing un peu partout, mais bien vite je n’ai plus la force ni le courage de réagir. Je deviens un pitoyable pantin désarticulé entre ses bras, je me protège la tête tant bien que mal.
Il me pousse violemment à terre, il me martèle le corps à coups de pied. Je ne bouge pas, recroquevillé comme une bête. Il m’agrippe par le col de mon top, il me serre si sauvagement que le souffle me manque.
Il hurle de plus en plus fort, il est complètement fou de rage. Je ne pense à rien, je ferme les yeux, j’attends la fin du supplice. Il m'empoigne la tête, il tente de la briser contre le mur, j'entends mes os craquer.
Gants-blancs et Trompette interviennent et le maîtrisent, ce qui me sauve la vie. Je suis sonné, tout tourne autour de moi, je tombe sur le sol. Des gerbes d’étincelles me voltigent devant les yeux.

Trompette me fait signe d'entrer dans ma cellule, je me traîne dans l’infâme réduit. Je m'allonge et je tente de reprendre mes esprits. Le soldat est resté dans l’embrasure et fait des efforts pour articuler, il finit par balbutier : « C’est… c’est ton faute. »
J’éclate de rire, un rire nerveux après tant d'émotions. Que de grimaces pour un si piètre résultat ! L’homme est furieux, il claque la porte et la ferme à clef. Mon rire s’étrangle. Je ressens toute ma détresse et je sanglote.

Est-ce que je vis est réel ? Depuis l’incendie de l’église, je vogue en plein délire. Toutes mes amarres se sont rompues, ma raison chavire. Cet univers cauchemardesque existait quelque part ailleurs naguère, le voici devant moi, près de moi, en moi !
Les plus méchants, ce sont les soldats. Je ne dois en attendre ni indulgence ni pitié. C'était déjà le cas lors de ma capture. Gants-blancs est dur, mais il sait que je suis un enfant et Comtesse semble même vouloir m'aider.

Balafre peut être fier, il a eu raison d’un môme affaibli. Quel acte d’héroïsme ! Peut-être qu'ils vont lui ériger une statue ?! Trompette ne m’a laissé aucun doute sur leurs sentiments. Les ennemis ont perdu la guerre et tout ce qu'ils font, c'est martyriser des innocents.
Je les entends. Ils boivent et se gobergent. Je devine l’ambiance. Ils rivalisent sûrement de commentaires élogieux sur le comportement héroïque de leur idole tandis que je crève de faim dans mon antre en pierre.
Et voilà que Trompette se met à jouer « Il silenzio » ! Il ne vaut pas mieux que Balafre, tous les deux puent la bière. Ils croient que je suis un franc-tireur. Comment pourrais-je prouver mon innocence ? Ils me condamnent au bénéfice du doute !

Ils ont peur d'être descendus par des enfants, ils pressentent la débâcle, c’est bien fait pour eux ! C'est cela, la guerre totale ! Tous dans la mêlée ! Demain des enfants de trois ans provoqueront des bains de sang.
Pierre parlait souvent d'André. Les ennemis sont venus le chercher dans sa maison, ils l'ont mis contre un mur et ils l'ont fusillé. Il avait onze ans. Son crime était d'avoir tiré sur une patrouille ennemie. Je doutais de la véracité de cette histoire, mais à présent je sais qu'elle est vraie.
Je pense aussi à mon ami David, arrêté par les ennemis avec ses parents, ses frères Aslan et Mohamed et sa sœur Leila. David disait qu’ils ne reviendraient pas. Et je ne les ai jamais revus ! Ils avaient douze, neuf, cinq et deux ans.
David a sans doute connu le même enfer que moi. Les ennemis l’auront battu et brutalisé. Ils l’auront tué, lui ainsi que toute sa famille, jusqu’à la petite Leila, sans que jamais, au grand jamais, je ne comprenne pourquoi.
Je me sens proche d'André et de David, des petits, des sans grade, de ceux qu’on peut tuer sans que les médias en parlent, de ceux dont la police dispose, corps et âme, avec la tacite bénédiction des braves gens.

Mais je ne veux pas connaître le même sort ! Je me réclame de mon jeune âge, de ma petite voix qui n’a pas encore mué. Cela me confère des droits.
Les armes de l’enfance sont l’ingénuité, l’innocence, les larmes et l’appel à la tendresse. Pour eux l’ingénuité est de l’hypocrisie calculée, l’innocence le comble de la ruse, les larmes de la lâcheté et ils répondent à mon besoin de tendresse par des coups.
Les défenses de l’enfance sont l’insouciance, la spontanéité, le rêve et la vitalité. À quoi me servent-elles ? À tout moment ils peuvent venir me tourmenter. Ils ne me laissent aucun répit, pas même pour rêver. Et que vaut la vitalité dans un cachot ?
Que je pleure, que je souffre, cela leur est bien égal ! Ne fût-ce que pour cela, je les déteste et je me vengerai.