De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Souffrir (3)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Souffrir (3/4)

À demi conscient, j'ouvre les yeux. Des brumes bleu clair flottent dans un ciel grisâtre. Voici le mur, la porte et le cachot ! Bientôt je distingue les pierres. Je me soulève à l'aide du bras gauche car le coude droit fait mal. Je m’agenouille et je m’appuie sur le mur.

Mon visage et mes cheveux sont trempés, ils ont tenté de me ranimer. Ma syncope m’a permis d’échapper à des tortures. Je sens une grande gêne dans le dos, la peau est écorchée, ce sont les terribles coups de ceinture.
Des formes floues m'habitent la tête, elles grandissent, fuient, reviennent. Puis ce sont des grands froids glacés et de la transpiration ! Tout le corps me fait souffrir, les jambes, les bras et surtout le dos et les chevilles.
Et puis la faim me contracte le ventre et la poitrine, un vrai bloc de marbre ! Boire me fait du bien. J'enfile mon top, non sans peine.

Je suis innocent, je ne suis pas un partisan, d'ailleurs je suis trop jeune. Quand vont-ils enfin l'admettre ?
Et pourquoi devrais-je mourir ? Je ne suis qu’un gamin. La fillette qui gémissait est sûrement morte à présent. Elle aura été une « flammèche de vie » et non un « feu de vie ». Et moi, serai-je un « feu de vie » ou une « petite flamme de vie » ?
Au fait, on ne meurt pas, on cesse seulement de vivre.
Et je vois d'ici l'épitaphe : « Il a joué au ballon et il est mort. » Voilà à quoi se résumerait l’œuvre de ma vie ! Folie !
Suis-je autre chose qu’un corps qui est né, qui vit et qui mourra ? Y a-t-il vraiment quelque chose après la mort ? Ma souffrance me hurle que tout ce que je suis se limite à mon corps, il n’y a rien à chercher au-delà.
Et si je me suicidais ? Si je ne leur laissais pas la joie de m'achever ? Je quitterais cette réalité devenue insupportable, j'irais dans un autre monde. Je pourrais me jeter la tête contre le mur jusqu’à ce qu’elle se fracasse, mais cela me semble être une idée fumeuse et irréaliste.

Demain matin ils m'interrogeront de nouveau. Je pourrais leur raconter une fable. Les enfants aiment les contes et les adultes les fables, cela séduit leur besoin de merveilleux. Il n’y a qu’à voir le succès des sectes et des partis, qui n'ont jamais peur d'en inventer.
Mais je risque de m'emmêler les pinceaux. Comtesse en sait trop, elle verra vite que je mens. Mes tortionnaires s’en irriteront et me feront souffrir davantage.
La seule solution, c'est de tenir jusqu'à l'arrivée de l'armée de libération. Les partisans auront vite fait de liquider les trois soldats et les deux civils ! Et pour peu que Pierre, Christelle et mes parents se soient réfugiés chez eux, je les reverrai.
Cette perspective me réconforte, je me sens mieux. La douleur est moins aiguë, tout semble plus facile, je suis en paix.

La serrure grince, je tressaille, la porte s'ouvre, Balafre et Trompette entrent. Je me tasse au fond du cachot. Mais bien vite j'ai les mains entravées et ils me font monter l'escalier. Ils ne me laissent pas le répit d’une nuit. Je suis foutu.
Ma seule chance est d’avouer tout de suite ! Peut-être qu'ils me tueront ensuite, mais cela me permettra d'échapper aux tortures. Oh ! Vivre ! Mes yeux, mon corps, mes bras sont tendus vers cet infime espoir de vivre encore un peu !

Les soldats me poussent dans la pièce. Gants-blancs me toise d'un air satisfait. Que pense-t-il ? Que croit-il ? Cravate est à côté de lui. Comtesse est en retrait, elle a l'air contrariée.
- Vas-tu enfin parler ?
Cravate s'exprime dans un français impeccable. C'est lui qui va servir d'interprète. Gants-blancs a viré Comtesse, voilà pourquoi elle est mécontente ! Je ne réponds pas à la question, je suis à des lieues d'ici, égaré dans ma détresse. Cravate se fâche.
- Et alors ? Qu’as-tu à dire ?
- Rien, Monsieur.
- Tu as remis ton tee-shirt ?!
- Oui, Monsieur.
Cette question m'étonne ; d’habitude ils commencent par me demander mon nom.
- Retire-le !
Trompette me retire mes menottes. Balafre empoigne la terrible ceinture. Non ! Je ne veux pas ! Mais je suis obligé d’obéir.
- Vous… vous allez me frapper ?
Un silence affreux me répond. Je retire lentement mon top ; l’air frais m'entoure le torse. Je dépose le vêtement sur le bureau, Gants-blancs l'envoie au sol. Je me contracte dans l’attente du coup, mais il ne vient pas. Cravate prend l'air doucereux, ce qui ne lui sied pas.
- Naturellement tu veux parler. Tu ne veux plus souffrir ? Tu en as assez, n’est-ce pas ?
Gants-blancs allume la lampe de bureau et dirige le faisceau sur mon visage. Et c'est l'interrogatoire habituel : nom, prénoms, âge. Je réponds d’une voix monocorde.
Les coups et les brûlures de Balafre reprennent. Je me laisse emporter par cette souffrance que je commence à connaître. Tout cela finira ; je dois tenir bon, serrer les dents et attendre la syncope.

- Où étais-tu le douze juin à cinq heures de l'après-midi.
Je sursaute, c'est le jour de l'attentat contre le général. Imaginent-ils que j'y aurais participé ? Ce serait catastrophique !
- J'étais chez moi ! Je jouais au ballon dans le jardin.
- Comment peux-tu répondre aussi vite ? Personne ne se souvient de ses gestes avec autant de précision à trois semaines de distance !
Mauvaise réponse ! J'aurais dû faire semblant de réfléchir. J'en ai marre, j’aspire au réveil dans le cachot. Comtesse me fait pivoter et me regarde dans les yeux.
- Est-ce toi l'assassin ?
Comme si les partisans pouvaient confier cela à un enfant ! Quelle idiote ! Je la méprise de collaborer, elle ne mérite pas que je lui réponde. Elle prend la ceinture des mains de Balafre.
- Réponds !
- Pas… pas moi, Madame.
- Tu veux mourir de faim ?
Cette question est trop vive dans ma douleur. Balafre et Trompette m'immobilisent, Comtesse lève la lanière, mon dos se contracte. Et le coup vient, je crie, je me tords, la douleur diminue peu à peu.
- J’ai rien fait, je vous jure, Madame !
Cravate me regarde avec colère.
- Vas-tu parler, sale petit nègre ?!
Maman est d'origine rwandaise et j'ai la peau brun foncé. Croit-il que son épiderme rose clair le rend supérieur ? Je ferme les yeux, j'attends le coup, mais il ne vient pas.