De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Marcher (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Marcher (4/4)

Je regarde par le soupirail. Ma dernière nuit ! Douze ans et six mois, toute ma vie tient en ces deux nombres, six et douze, un grain de poussière dans l’histoire du monde.
Et dire que j’aurais pu échapper à mon sort si souvent ! Il aurait suffi de ne pas descendre au village, de ne pas courir devant la maison communale, de m’entendre avec Comtesse, de fuir quand Papi a laissé la porte ouverte !
Pourtant le pire, ce ne sont pas les occasions manquées, mais les montagnes de carabistouilles auxquelles on m'a fait croire. Pendant les quelques heures qu’il me reste à vivre, tout ce que je veux, c'est un instant d’autonomie, sortir de cet « il » qui me tyrannise à force de m'engluer dans ses mots et ses phrases.
Oh ! En finir avec ce verbiage incessant ! Avoir l'esprit libre ! Planer très haut au-dessus du monde comme une buse variable, une buse qui ne se prend pas pour un être humain parce qu'elle ne parle pas, une buse qui lance de longs cris plaintifs.

Eurêka ! Je sais pourquoi les cris des buses sont si plaintifs ! Cela crève les yeux !
Vu du ciel, cette espèce qui se dit humaine, avec sa vanité et sa logorrhée, ses dieux et ses ersatz de dieux que sont la finance, les machines et les idées, ne cesse pas de détruire sa propre planète, de s'entredétruire, de s'autodétruire.
Et ce que les buses variables pleurent longuement dans le ciel, ce sont les folies des êtres humains. Et si, perchées sur leur piquet, elles ont l'air furieuses, c'est pour la même raison !

Tant que les êtres humains ne comprendront pas qu'ils n'ont pas le droit de se prendre pour des buses variables, de voir le monde d'en haut et d'imposer leurs conneries, rien ne tournera comme il le faut.
Les êtres humains se prétendent êtres de raison et cela les mène à la déraison. Ils se prennent pour la mesure de toutes choses et cela les conduit à la démesure. Ils se gonflent de mots, et cela les bouffit d'orgueil.
Ils sont des singes parlants, ils s'imaginent une âme immortelle, ils se donnent des dieux et ils se battent au nom de leurs inventions, pauvres cons ! Les êtres humains sont ce que nous connaissons tous et ce dont nous ignorons tout, car nous en sommes trop proches !

Tout est en perpétuel devenir. Il n'existe que le présent, l'avenir est rêvé, le passé est conté. Tout est développement, rien n'est durable. C'est la magie des mots qui nous fait rêver de permanence et d'harmonie.
Il y a sans cesse des tensions, des crises, des déséquilibres un peu partout. C'est la règle parmi les espèces animales et végétales. Pourquoi l'être humain y échapperait-il ? Parce qu'il parle ? Parce qu'il bavarde ?
Pris de frénésie, les êtres humains couvrent la planète et la bouffent littéralement. Se donnant le profit des plus riches pour fin ultime, ils ne cessent pas d'accroître les inégalités ! Ils sont complètement cinglés !

Ce qui nous trompe, c'est ce qui semble aller de soi. Comme le disait Pierre, le mode de penser occidental, celui des occupants, s'est infiltré partout. Il est un mélange explosif d'humanisme, d'idéalisme et d'auto-justification.
Le christianisme est passé du culte de Dieu le Père à celui de Jésus, l'homme Dieu. La Renaissance est passé de l'homme Dieu à l'humanité tout court, qui s'est trouvée du coup divinisée par le sacre de l'Antiquité. C'est ce qu'on appelle l'humanisme !
Là où on chantait autrefois le dérisoire, l'éphémère et l'imperfection des mortels face aux immortels, on serine dorénavant la foi aveugle dans la perpétuelle amélioration du monde et de l'humanité alors que ce que nous avons besoin, ce sont des lieux où il fasse bon vivre notre petite vie déjà si courte, dans un environnement qui préserve des habitudes et des nouveautés à hauteur humaine, c'est-à-dire modestes et conviviaux.
Tout est pour le pire là où certains voient le meilleur des mondes possible ! Cessons de rêver éveillés et cultivons notre jardin !

Le malheur est que nous poursuivons nos chimères de deux sous ; nous n’avons ni assez de force ni assez le goût du réel, du chaos du monde pour les abandonner, nous n'avons pas le courage de leur dire non.
Il nous faut apprendre l’importance du pain et du riz, de la tendresse et de la chaleur, d’une course libre et d’un rire d’enfant ! Demain, les valeurs ne seront plus les mêmes, même les décideurs politiques le sauront, mais ce ne seront plus les mêmes personnes !
Le seul problème de la vie, c'est l'acceptation lucide de notre condition humaine, dérisoire et mortelle, mais pleine d'une vie de tous les instants. D'après Pierre, c'est ce que les Anciens appelaient l'amor fati.

Je devrais dormir, mais l’heure n’est pas au sommeil. Mon angoisse ne cesse pas de croître, elle s’installe profondément en moi. Je serai fou de peur quand Cravate viendra me tuer. Et dire que c'est dans quelques heures à peine !