Fuir (4/4)
« Chante, jolie mésange ! Sautille, beau pinson ! Les étoiles d’or gambadent dans le ciel. La joie
naît en moi et embrase tout l’espace. »
Une vie intense habite la colline. Sur le sentier qui mène à la vallée, une fillette scande la danse du
printemps.
Que j'aime marcher sur le plateau ! Loin des jeux des enfants de mon âge, seul avec les oiseaux, j'éprouve
la pleine volupté de ma liberté. L’amour de la solitude et du soleil m’écarte du monde, mais du monde
je n’aime que les images de joie.
« Sur le plateau, le ciel est illimité et on se sent grand. Dans la vallée, les prés enlacent comme les
bras de maman. Je suis un enfant du plateau et de la vallée, du village et de la forêt, du ciel et de
la colline. »
Je sautille d'un pied sur l'autre, le rythme de ma danse absorbe mon attention, j'improvise une
ritournelle : « Le village et ses moutons, le village et ses maisons... »
Je cours rejoindre mes compagnons de jeu. Jacques a reçu un nouveau ballon. Il doit être au pré à
l’étang comme d’habitude. Il a mon âge, mais il est toujours en primaire, car il a doublé sa
quatrième année.
Je galope le long des rues. Je cours, j'étends les bras, je suis avion, je m’envole. Quand j'aperçois
un avion, je ne le lâche pas de vue, je l'observe jusqu'à ce qu'il disparaisse. Piloter, comme cela
doit être gai ! C’est certain, quand je serai grand, je serai aviateur.
Tout, jusqu’au plus lointain horizon, respire le bonheur et se met à danser, formant une seule et grande
procession vers le soleil.
Je rentre chez moi. Mes parents parlent à voix basse avec nos voisins. Les sempiternels mystères des
adultes ! Ils parlent sûrement de la guerre. Je déteste ces moments où même maman prend un air sombre.
Qu'il fait bon rire et jouer devant le grand feu ouvert ! Tout respire le bonheur. Je suis ami avec le
monde entier. Et quand la nuit me rappelle la proximité du lit bien chaud, je me laisse gagner par les
rêves.
Et voici que Maude passe ! Je cours vers elle, elle fuit en riant. De joie je file comme le vent, mais
la jeune fille me distance. Elle s’arrête, j’approche, ma main la touche, elle s’esquive, plus souple
qu’une chatte. Je me pique au jeu.
Sans cesse elle gagne du terrain. Peu importe ! Rien ne me fera abandonner. J’étends les bras, je deviens
avion, je m’élève au-dessus des maisons et je plonge vers la jeune adolescente. Je la rencontre
doucement et consentante, elle tombe à la renverse.
Nous roulons en riant dans l'herbe chaude. Nous nous asseyons l'un contre l'autre.
« Tu es belle, Maude, tu es la plus belle. »
C’est vrai qu’elle est belle. Elle rit et s’écarte de moi. La nuit tombe. Nous descendons main dans la
main vers la rivière. Le soleil descend sous l'horizon, la nuit étend son ombre paisible sur le
village. Il va falloir nous quitter.
La main de Maude me dit au revoir et s’éloigne. Ma main lui répond. De loin elle me fait un petit signe.
Elle devient petite, toute petite dans sa robe bleue ! Soudain l’église s’illumine de flammes géantes,
je ressens comme un coup dans la nuque et je m'éveille.
Le rêve finit mal ; il me reste une saveur amère dans la bouche. Je suis triste. La nuit est claire
par delà le soupirail. La dureté du béton me raidit les muscles. Il fait froid, je frissonne.
J'ai envie de dormir. Mon oreiller improvisé est défait ; dans un demi-sommeil, je le mets en boule.
Où est Maude ? Est-ce encore la vie ? Ou est-ce du rêve ? Il y avait avant. Puis tout est devenu
invraisemblable. Pour le moment je préfère le rêve à la vie. Mes yeux se ferment.