Oignies-en-Thiérache, 17 mars 2011
J'ai dormi dix heures. C'est un record, car je dors rarement plus de six heures.
Mes pieds sont sensibles, mais la seule ampoule est celle de jeudi passé, pleine de sang mais pas
douloureuse. Mes jambes vont bien. Je suis surpris, c'est un petit miracle. Et en plus j'ai des
fourmis dans les jambes, je fais un tour dehors.
Au cours du déjeuner, je donne à mes compagnons pèlerins des indications sur le raccourci entre Rocroi et Reims. Je paie mon hôtesse pour la nuit, le téléphone et le petit déjeuner. Elle me compte cinq euros pour le téléphone.
J'arrive à Olloy-sur-Viroin un quart d'heure plus tôt que prévu. Je suis sidéré par mon aisance
à marcher. La pluie tombe, très fine. Je me repose au centre d'Olloy. Tous les cafés d'Olloy
affichent « ouvert », en fait ils sont tous fermés.
Comme je suis en forme, je monte par le sentier et pas par le RAVeL. Je grimpe le raidillon de
Maryfontaine sans peine. Ce n'est que dans le bois de pins, peu avant Oignies-en-Thiérache que
je sens la fatigue de l'étape.
La fin me semble longue. Mes jambes et mes pieds sont fatigués. Je traverse Oignies et je quitte le
GR à l'entrée de la forêt pour rejoindre le K d'Or, où j'ai réservé.
À midi un quart, je suis au K d'Or, l'endroit où je vais loger. Il est fermé avec un écriteau « OPEN » et pas d'heure d'ouverture.
Il semble qu'un peu partout « OPEN » et « OUVERT » signifient que l'établissement est fermé. Voilà ce qui arrive quand on n'étudie pas les langues étrangères !
Vous m'objecterez peut-être que cet « OPEN » parle des jours et non des heures. Bon, soit, je vous le concède.
Mais aujourd'hui je suis joyeux, je suis content de bien marcher et je me sens d'humeur à tout prendre sur le mode comique.
Je m'assieds à la terrasse du K d'Or. Je coupe ma balise, ce qui prend quelque temps. À l'intérieur, un petit chien donne l'alerte. Mon hôte ouvre la porte et me permet de déposer mon sac à l'intérieur, ce qui est un soulagement. Il y a deux petits chiens dans le café.
J'examine le chemin que je parcourrai demain. Il fait dix-neuf kilomètres, deux de moins qu'aujourd'hui.
Aujourd'hui la dénivelée cumulée était de 463 mètres ; demain elle sera de 356 mètres. L'étape de demain
sera un peu plus facile.
Les nuages et le froid sont de retour. Mars se rappellerait-il à notre bon souvenir ?
Pour être croyant, il faut s'aveugler assez pour présenter sa salade comme une vérité
certaine, s'aliéner assez pour faire taire une partie de soi-même en trouvant une compensation dans ce
qu'on ne tait pas.
En compensation de cette cécité partielle et de cette aliénation relative, on a la satisfaction de « savoir »
(ou de « savoir plus » si on le joue à la modeste) tandis que les autres ne savent pas (ou savent moins
que nous).
Comme l'a chanté Hugues Aufray, « personne ne sait le secret que j'ai » sur l'air du negro spiritual
« nobody knows the trouble I've seen », qui exprime autre chose par ailleurs.
Cela requiert de s'aveugler doublement : rejeter les doutes qui risqueraient de faire chanceler cette
prétendue vérité et s'illusionner sur le caractère factice de ce prétendu savoir.
Mon hôte ouvre à quatre heures, mais il me permet de m'installer dès trois heures. Il est disponible et accueillant. La chambre d'hôte est en cours de construction, mais les aspects provisoires (rideau au lieu de porte) ne me dérangent pas. Je prends ma douche.
Je fais ensuite un tour dans Oignies. J'achète du matériel de couture pour la ceinture de mon pantalon
et des aliments pour demain. Je jette un coup d’œil aux gîtes ruraux qui ne veulent plus accueillir de
pèlerins.
Je reviens au K d'Or et je recouds la ceinture de mon pantalon.
J'ai besoin d'une fourchette et d'une cuillère. Et à Rocroi j'achèterai une carte téléphonique française
pour mes réservations.
À sept heures moins le quart, je descends au café, je mange et je bois une bière. Mon hôte m'offre un verre de vin.
Le désastre de Fukushima vient de se produire.
Quelques personnes discutent au comptoir. Elles rouspètent sur le monde de merde nucléarisé dans lequel
nous devons vivre, qui est aux mains des banques, qui méprise les travailleurs, qui n'offre qu'une
nourriture dégueulasse, et j'en passe.
Le leitmotiv est : « Mais bon sang ! Qu'est-ce qu'on en a à foutre, de sauver les Bourses ! »
L'analyse n'est pas entièrement fausse, mais elle débouche sur des récriminations et la
consommation de boissons alcoolisées, et pas sur des actions concrètes.
Je suis certain, pour avoir souvent entendu ce genre de discours, qui si je leur parlais d'actions à mener,
ils me jetteraient au visage leur impuissance, un peu comme dans « El Condor Pasa » : « If I could, I
surely would. » (si je pouvais, c'est sûr que je le ferais)
Je crois sincèrement que c'est surtout cela que le christianisme nous a apporté, pas
tellement l'humanisme de la Renaissance et son cortège de crimes, mais plutôt la légitimation de
l'impuissance comme expression de la dignité du juste persécuté, « la puissance et la gloire » de
Graham Greene.
Il faut relire les textes de saint Augustin sur la vie intérieure avec cette grille de lecture. Il n'a fait
qu'approfondir la pensée de Platon qui avait de bonnes raisons de penser de cette manière après ses
mésaventures à Athènes et à Syracuse.
Une telle approche de l'existence ne peut que conforter le « Grand Inquisiteur » imaginé par Fedor Dostoïevski
dans les Frères Karamazov : la passivité devient une vertu. Quelle terrible inversion de valeurs !
Elle me semble aux antipodes de Jésus du moins tel que je l'imagine, bien plus disposé à agir qu'à brandir
son impuissance comme un étendard