De l'aube à l'aurore - La marche d'étoiles (8/10)

Un monde à refaire

Lune dans le ciel

La marche d'étoiles (8/10)

Nuit d'hiver dans les bois

Il prend la route dans le sens de la descente et laisse le village derrière lui ; la faim contracte et creuse le ventre ; Marc se tait, égaré dans son amertume.

Le désespoir le rejoint et le submerge complètement. Pourquoi l’univers entier se ligue-t-il contre lui ? De quel délit le punit-on ? Mérite-t-il un tel châtiment ? Peut-être oui…

Et dire que dans ces maisons dont il s’éloigne, se trouvent tant d’autres enfants qui ne souffrent pas, qu’on ne tourmente pas ! Pourquoi ? Lui aussi a droit au bonheur, ne fût-ce qu’un peu !

Tout cela est impossible ; il doit exister un monde, ailleurs, où lui aussi aurait sa place. Où se trouve-t-il ? Comment y accéder ? Quel chemin prendre ?

Marcher, seul cela importe, marcher, toujours marcher !

La route continue à descendre, elle est couverte de verglas ; l’enfant n’est pas très ferme sur ses jambes et marche sur la bordure où son pied s’agrippe tant bien que mal à la neige.

Le jour se lève, triste et maussade.

Maintenant Marc sait que l’explorateur de l’antarctique n’accomplira pas sa mission ; il est tard, beaucoup trop tard pour revenir au refuge ; il aurait mieux valu rester là-bas, enfoui dans la neige, plutôt que de subir tous ces tourments.

La grande allée rectiligne est bordée d’immeubles aux fenêtres closes ; le passant a beau appeler, demander s’il y a quelqu’un, seul le silence glacial de la tempête s’engouffre dans la grande chaussée ; derrière l’un ou l’autre volet, qui crisse douloureusement, une ombre espionne, fugitive, la rue sans espoir ; mais bien vite les volets se referment sur les mystères des habitants.

Malgré leurs précautions les murs laissent s’échapper des musiques douces et joyeuses et l’odeur de mets délicieux se répand dans la rue.

L’avenue est splendide et les armatures métalliques, enchâssées dans le béton, réfléchissent de puissantes rivières d’argent ; ce doit être magnifique à l’intérieur, de beaux tapis où l’on s’enfonce profondément, autour d’un feu ouvert bon et chaud, et des repas plantureux, avec de la nourriture chaude, et des fruits, des gâteaux, du sucre, du chocolat et des personnes gentilles et aimantes… entre elles.

Et puis ces beaux meubles en bois précieux, et ces jouets merveilleux des enfants riches, ces autos métalliques aux couleurs vives, et ces jeux de construction où tout peut se démonter, et des soldats, des indiens, des canons pour faire la guerre, et des trains électriques avec toutes leurs lumières, et tant d’autres merveilles comme celles qu’on voit dans les vitrines des magasins, alors qu’il suffirait d’un peu de pain, d’un peu de feu ou d’une écharpe !

Dans la rue l’étranger crie, demande qu’on lui ouvre, mais les portes restent closes sur le bonheur ; l’étranger hurle sa détresse à genoux dans la neige, mais le long ululement du vent couvre sa voix ; peu à peu il s’épuise, mais il continue malgré tout à lutter ; puis il s’allonge dans la rue et sa plainte se transforme en gémissement ; enfin il reste immobile dans la neige.

Les joyeuses musiques dansent dans les maisons et les bonnes odeurs se répandent dans l’air.


Brutalement Marc claque des dents, c’est d’une terrible violence et cette fois cela ne veut pas cesser ; les dents vont se briser, cela ne peut pas continuer ainsi, l’enfant s’arrête et se concentre tout entier pour parvenir à contrôler ses dents.

Finalement il y réussit, mais la gencive est douloureuse.

Il se remet en route.

La fièvre lui dessine un étrange cauchemar ocre et chaud ; des formes flasques grossissent puis disparaissent, s’envolent à nouveau dans un rythme qui ne cesse de s’accélérer, jusqu’à une brutale fixité où il semble retrouver un peu de lucidité ; ce satanique ballet s’intensifie régulièrement et Marc craint que sa tête ne finisse par éclater.

Le front est glacé, il est recouvert d’une plaque métallique et des barres en acier, régulièrement disposées et pointant vers l’avant, encombrent son cerveau ; elles ont des piques avides qui sucent la raison ; la douleur, vive et glacée, l’emporte sur la pensée.

Une matière chaude et malsaine gonfle dans la gorge, il faut vomir ; du sang s’y mêle et ce mélange fétide l'angoisse ; Marc est plein d’appréhension, car la fièvre semble bien décidée à le vaincre ; il doit lutter et poursuivre la marche jusqu’au bout ; il titube, sa progression devient hagarde et haletante.

Finalement le petit garçon s’assied sur le talus et se laisse dominer par son mal.

Le ciel devient scintillant ; de petites étoiles défilent, se regroupent, s’éparpillent ; bientôt c’est tout le paysage qui se transforme en un chaos étoilé ; Marc ne parvient plus à discerner les objets qui l’entourent.

Impossible de repartir dans ces conditions !

Sous l’effet de la fièvre, des vagues glauques viennent s’échouer dans son cerveau.

À nouveau il doit vomir, un mélange acide passe dans la gorge, mais l’enfant se retient ; il sent aussi l’âcre saveur du sang dans la bouche ; puis la nausée diminue.

Les idées deviennent plus claires ; il ne faut pas rester assis, il faut se lever ; après tout la seule manière de s’en tirer, c’est de réclamer de l’aide porte après porte ; quelqu’un finira bien par l’accueillir tout de même ; mais remonter la route verglacée est trop difficile ; en bas il y aura sûrement des maisons.

Les étoiles dansent devant les yeux, la souffrance occupe tout le terrain, la douleur oppresse comme une tête de bélier en acier sur tout le corps ; le mal de tête lancinant s’intensifie, on frappe une tôle à grands coups de marteau à l’intérieur de son crâne.

Marc tente de reprendre ses esprits.