La marche d'étoiles (6/10)
Dans un demi-sommeil il se souvient de quantité d’aventures et il se les raconte.
Il en est à cet aviateur tombé dans la montagne et qui traverse des glaciers ; il s’est fabriqué des lunettes de fortune pour lutter contre la réverbération et il s’efforce de marcher en dépit de la fatigue, car s’endormir dans la neige, c’est la mort certaine.
L’enfant réagit d’un coup. Non, c’est trop bête de mourir ainsi, le froid ne gagnera pas si facilement ; la mort, cela doit être quelque chose d’horrible, Marc réclame le droit de vivre.
Il se relève péniblement, avance en trébuchant ; ses jambes ne sont plus que deux blocs de glace et il a beaucoup de mal à plier les genoux ; de ses mains il chasse maladroitement la neige, puis il secoue ses vêtements ; il éprouve le besoin de se frictionner les membres, mais le froid le paralyse ; le genou blessé fait mal, il est bleu et infecté ; l’enfant parvient à frotter les bras l’un contre l’autre, mais il se sent trop raide pour se masser les jambes, il espère que la marche les dégourdira ; la gorge est chaude et fiévreuse, pourtant ce n’est pas le moment de tomber malade.
L’enfant reprend la route.
Il rêve d’un feu, d’un abri bien chaud ; pourquoi n’a-t-il pas droit à ce privilège que possèdent tant d’enfants semblables à lui ? Ne plus vivre rejeté ! Avoir une mère et un père qui l’aiment, qui lui donnent de quoi manger, avoir un peu de paix, avoir un peu de joie !
Tout le chagrin remonte, il doit pleurer, mais le gel l’en empêche et la première larme qui coule est toute douleur ; puis les pleurs se multiplient et le visage se réchauffe.
Le froid de marbre pénètre le petit corps et triomphe de lui ; il est trop fort, trop absolu à présent, il ne peut plus augmenter, il augmente quand même, il dépasse ce qu’on aurait cru possible ; le petit garçon ouvre toute grande la porte d’un royaume de douleurs, les choses n’ont plus la même dimension ; il croit sans cesse atteindre l’ultime limite, il n’en est rien ; le froid cruel ne lâche plus sa victime, il s’y acharne avec méthode, l’oblige à traverser un impitoyable univers d’abîmes d’où surgissent sans cesse de nouveaux tourments.
L’enfant tousse violemment, toute sa poitrine se déchire et il ne parvient pas à s’arrêter, il tousse encore ; dans la gorge la douleur s’avive et l’inflammation s’étend.
Alors Marc regarde cette neige insensée qui couvre le monde et lui, un tout petit point noir dont nul n’a souci. Quel sens peut bien avoir son aventure ? Pourquoi l’obliger à subir pareille épreuve ? Pourquoi cet horizon sans espoir ? Pourquoi cette lutte absurde ?
L’enfant poursuit sa marche, car il espère encore ; il faut trouver un village.
Le voici ! Dans le loin ! Pas si loin tout de même ! Les premières maisons sont à quelques centaines de mètres ; dans un instant il y sera, quelqu’un va sûrement le recueillir, le salut est proche ! Mais il sait bien que ce village n’existe que dans son imagination.
Des flammes de glace dansent dans les jambes et brûlent la chair, elles atteignent le ventre et leurs pointes y pénètrent, lames d’intenses douleurs ; les bras nus sont roidis par le gel, emprisonnés dans des manchons de glace.
Soudain l’enfant claque des dents, follement, sans pouvoir s’arrêter. Cela n’a duré que quelques secondes, mais Marc se sent vide et flou, le monde prend un aspect irréel, des voiles épais, chauds et orangés, planent devant les yeux et l’enfant se rétracte en lui-même.
Le chemin est une succession de bandes colorées, alternativement claires et sombres ; dans la lumière incertaine du premier matin, les formes échappent et vibrent, vibrent…
L’haleine est chaude et pour lutter contre la fièvre, l’enfant rejette continuellement de l’air. Il profite de ce souffle chaud pour se déglacer les mains.
Derrière ces images mouvantes, il est convaincu de l’existence de maisons, mais il ne parvient pas à fixer sa pensée ; Marc plisse le front et tente de s'éclaircir les idées.
Progressivement le raisonnement devient plus cohérent, le calme revient et avec lui une certaine lucidité ; l’enfant comprend qu’il doit trouver de l’aide au plus vite, car il serait incapable de résister à un nouvel accès de fièvre.
Une douleur perçante lui taraude le ventre, la faim le harcèle, Marc crispe le visage, ferme les yeux ; dans son état il serait capable de manger n’importe quoi.
Voici un carrefour, deux routes tête-bêche ; sans hésiter l’enfant prend à gauche, car c’est la route qui descend.
Il voit le ciel coupé de longs traits noirs, tantôt épais, tantôt fins, presque diaphanes, c’est une ligne à haute tension ; le jeune garçon est distrait, il quitte la route, glisse sur le bas-côté et s’enfonce jusqu’aux genoux dans la neige du fossé. Mais cela ne fait rien, il a déjà trop souffert, il est toute douleur ; il gémit en se relevant, grimpe sous la route et constate que sous la neige se trouve du bitume ; il a rejoint une route.