La marche d'étoiles (3/10)
Le chemin quitte la rivière et grimpe le long d’une petite vallée. Le guerrier blessé marche avec courage vers le fort qui domine le bois, il a rempli sa mission avec bravoure et la gloire l’attend là-haut ; déjà la forêt est plus familière, Marc reconnaît chaque ornière, le but est proche, bientôt apparaîtra la lisière et le fort est à peine plus loin ; le chemin continue à monter.
Qu’il fait froid !
Les petites mains bleuissent et deviennent douloureuses sous l’effet du gel, l’enfant les frotte l’une contre l’autre, le froid l’emporte, pénètre les doigts ; Marc souffle sur les mains, mais cela ne suffit pas ; alors il ouvre sa chemise et les glisse à l’intérieur, elles se réchauffent un peu au contact de la peau tiède.
Les arêtes des cailloux se font plus vives ; avant de poser le pied, l’enfant tâte le sol et cherche l’endroit le moins douloureux ; mais son attention se relâche vite, d’ailleurs le pied s’accoutume à cette souffrance.
Marc voit le ciel par-dessus la ramure, une aurore bleue inonde la forêt, les arbres dansent lentement, des fantômes vagabondent au fond de l’ombre ; toujours la nuit, la nuit sans espoir, qu’on est loin du jour ! Jamais plus il n’y aura de matin, la nuit l’a vaincu sur toute la terre.
L’enfant se laisse tomber sur le chemin ; il prend en main le pied souffrant, l’examine à la clarté lunaire, le frictionne des mains, tente de chasser la douleur.
Que tout est dur ! Quel adversaire lui a imposé pareille épreuve ? Quand finira cette route, cette marche sans cesse recommencée ?
Il reste assis longtemps et laisse le froid l’envahir, il frissonne puis tremble, le nez et les oreilles aussi sont douloureux ; il faut réagir. Marc tente de se relever, durement, désespérément, mais tombe à genoux ; il reste là, à se balancer, vieux métronome brisé, il ferme les yeux et se laisse dominer par son propre rythme ; mais en frottant sur les cailloux le genou blessé harcèle, alors l’enfant se lève, lourdement ; debout il grelotte ; puis il regarde la route sans espoir, pleure un peu et cesse bientôt, car il est trop épuisé.
Il reprend sa marche, indifférent au cailloutis, il pose fermement le pied sur la rocaille et se contente de serrer les dents ; il force le pas, car au bout du chemin se trouve l’espoir, la chaleur d’une maison pour le sauver de la glace, et de quoi manger, et quelqu’un pour l’aimer qu’il puisse enfin dormir.
Longtemps il marche, depuis le début des temps il a marché, toujours il marchera vers la stabilité d’un petit havre paisible ; ces pensées scandent sa progression.
Il ne sent plus la douleur du pied nu, mais l’autre pied fait souffrir, car à chaque pas le soulier trop large heurte le talon qu’une cloque récente rend sensible.
L’extrémité du chemin s’illumine, enfin l’issue de cet immense dédale d’arbres hostiles, l’espoir ! Le garçon marche plus vite, approche de la lisière et à bout de forces, tombe et roule sur les cailloux, il reste étendu à s’étonner de la disposition des étoiles, puis s’assied et masse le pied nu. Qu’il est doux de caresser le pied meurtri !
Puis il ramène l’autre jambe, qu’il arrive à peine à plier tant le genou infecté fait mal ; il retire le soulier et palpe la cloque ; cela fait du bien et le chatouillement efface la douleur.
Il s’allonge et étend chacun des muscles du corps courbatu des efforts de la marche ; il contemple les astres. Que la nuit est simple et belle ! Comme elle ressemble à un havre de paix ! Pauvre pays de froid et de douleur !
Pourquoi n’y a-t-il personne qui le prenne en charge ? Que va-t-il devenir ? Comment vaincre le froid ? Comment oublier la souffrance ? Tout est méchant avec lui.
Il va falloir repartir.
Tant pis pour le soulier ! D’un geste rageur l’enfant le lance très loin dans l’ombre. Après tout, marcher pieds nus fera moins mal que le soulier frottant sur la cloque.
Écœuré, exténué, il ne reste plus qu’à se confier à ce grand ciel ouvert, abîme glacial et à cette terre durcie, griffes de sang.
Plus aux hommes ! Les hommes trahissent, les hommes rejettent ! Pourquoi le laisser tout seul ? Des pleurs ! Ils jaillissent âpres, candides, désespérés.
Tout est trop dur, trop compliqué. Le petit garçon veut aller ailleurs, loin, très loin, hors du monde ; le petit garçon va dormir.