De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Vivre (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Vivre (4/4)

Quand je compare ma souffrance actuelle à ma vie passée, la tristesse me prend, des larmes me coulent sur les joues. Mais je me ressaisis ! Ma souffrance n'est pas absurde, elle a un sens. Je me bats pour libérer la patrie.
Ceci dit, beaucoup de mes compatriotes ont soutenu l'intervention des ennemis et s'ils l'ont fait, c'est par patriotisme ! Lors du référendum, ils ont gagné ! Ils ont bien déchanté depuis ! Et en plus, chez les ennemis, il y a des gens qui nous soutiennent.
La patrie, ce sont des gens qui s’accordent sur le mensonge d'une identité commune. En fait, cela se réduit à une ligne tracée sur une carte. À l'intérieur de la ligne, les opinions diffèrent et elles s'affrontent dans la plus grande anarchie.
Ce qui sépare les gens, ce sont les idées. Les adultes ne tarissent pas de mots ronflants, de fables, de fictions pour justifier ce qu'ils font. Il s'agit toujours d'énoncés simplistes et aisés à retenir, car ce sont ceux qui permettent de passer rapidement à l'acte.
Mais que valent nos idées, à nous les êtres humains ? Nous ne sommes pas capables de maîtriser trente-deux pièces sur soixante-quatre cases et nous prétendons être à même de dire le vrai et le faux. Nous sommes d'indécrottables prétentieux.

Mon professeur de sciences disait que nos contemporains croient que la terre tourne autour du soleil avec autant de naïveté que les contemporains de Galilée croyaient que le soleil tournait autour de la terre.
Il nous faisait remarquer qu'on parlait un peu partout de la rotation de la voûte céleste alors qu'en fait c'est la terre qui tourne autour de son axe ! Il disait que les primates humains ne cessent pas de se croire immobiles au centre de l'univers et bénis par les dieux.
Il affirmait qu'il n'y a pas de centre dans un espace relativiste et il s'en prenait au conservatisme d'Aristote, qui affirmait que la nature ne faisait rien sans objet.
Je dois admettre qu'à partir de là je ne comprenais plus grand-chose à ses explications. Mais ce que j'en ai retenu, c'est que pour inventer des carabistouilles, rien ne vaut les êtres humains.
Je l'aimais bien, monsieur Delahaye. Les grands se moquaient de son prénom ; il est vrai que « Théodore », c'est plutôt comique.
Il avait étudié la philosophie des sciences à Bruxelles. Normalement il enseignait aux grands, mais il donnait aussi cours en première année, car il voulait nous former dès le plus jeune âge.

Bien sûr j'adhère à la cause des partisans ! Pierre était très actif dans le réseau Oméga.
C’est moi qui lui ai proposé de porter des messages. Qui se méfie d’un gamin qui roule à vélo ? Combien j'en ai porté, je ne saurais pas le dire ! Ce n'était pas rien, cela exigeait du cran. J'ai souvent eu la trouille quand je me baladais avec mes précieux papiers en poche.
En tout cas, ceux qui organisaient l’attentat contre le général, je ne suis pas près de les oublier ! Pierre m'avait assommé de recommandations.
Mais comment pourrais-je m'aligner sur une étiquette quand je ressens à quel point je suis autre, toujours étranger à ce moi qui se prétend moi ? Me ranger, m'identifier, me classer, c'est cesser de devenir, c'est renoncer à grandir, c'est déjà mourir.

Je suis content de garder les idées claires malgré les épreuves. Je n'aimerais pas devenir une bête repliée sur ses instincts, incapable de penser.
Je pense aux souffrances que j’ai subies. Il faut lutter contre les brutes, contre ceux qui vivent de la haine, il faut libérer l’humanité de ce fléau. Mais comment moi, le petit enfant sans défense, prisonnier d’un caveau, puis-je parler de refaire le monde ?
Et d'ailleurs à quoi bon ? Je ne suis sûrement pas le premier à le vouloir, depuis les millions d'années que l’humanité existe.
Et je me révolte. Je me lève et je crie : «  Salauds ! Vous m'avez brûlé, giflé, battu, ébloui. Vous m'avez forcé à rester debout sur mes chevilles blessées, vous m'avez humilié, vous m'avez cloué ! C'est vous qu'il faut punir, pendre, enfermer, rosser, clouer, couper en morceaux, réduire en poudre. Bientôt les partisans seront là et ils m'aideront à me venger, ce n’est que justice ! »
Et je me tais ! Je suis surpris par ma propre violence. Je réalise à quel point je serais cruel si j’en avais les moyens. Et ici il ne s'agit même pas d'arracher un aveu ! La cruauté de la revanche est pire que celle de la conquête.
La cruauté est la marque infamante de l’humanité et de sa soif de pouvoir. Chacun veut vaincre et dominer. Les forts emploient leur force et les faibles inventent des dieux et des fables dans l’espoir de l’emporter par le nombre.
Les forts bâtissent des empires et les faibles trament des civilisations.