Vivre (1/4)
Des masses informes vont et viennent. Une boue épaisse m'oppresse et m'immobilise. Peu à peu tout devient consistant. Je suis couché sur le dos, comme paralysé, je ne parviens pas à bouger le bras ! Je tends les muscles pour vaincre l'engourdissement, ma conscience devient plus nette, mon bras bouge, je m’éveille.
Je ne suis pas dans le cachot, il fait trop clair. Je me redresse péniblement et je m’appuie contre le
mur. Les ennemis m'ont maladroitement pansé la main, mais c'est mieux que rien ; la plaie fait mal.
Mon top est à portée de main, mais je suis trop fatigué pour le mettre.
J'examine la pièce. Deux grandes fenêtres font face à la porte. Une table massive en chêne et quelques
lourdes chaises font honneur à l'ébénisterie ardennaise. La tapisserie est vieillotte. Tout respire
la négligence et la désolation.
Je pourrais fuir, il me suffirait d’ouvrir une fenêtre ! Mais vétustes comme elles le sont, elles
risquent de faire du bruit. Un carreau est cassé, je pourrais retirer des morceaux de verre et passer
par le châssis. Mais il y a plus simple, la porte est légèrement entrouverte.
C’est bizarre qu’ils me laissent libre. Peut-être me tendent-ils un piège ? Ils me laissent fuir, puis
ils m’abattent ! Mieux vaut rester prudent ! Si l'armée de libération est arrivée pendant mon
évanouissement, je ne risque rien à attendre.
Tout compte fait, mieux vaut fuir quand même ! Si l'armée de libération est là, je ne risque rien.
Je me lève péniblement, je fais quelques pas vers la fenêtre, je trébuche, je me rattrape à une
chaise et je m’assieds. Je suis trop faible.
Je rassemble mes forces ; je me traîne jusqu’à la fenêtre. Je suis au premier étage. En bas ce sont les
terribles têtes de belle-mère qui garnissent l'entrée de la maison communale. Je ne peux pas sauter
de si haut dans l’état où je suis. Je regagne péniblement ma chaise.
Que faire ? Je suis affaibli, affamé.
Que faire ? Je suis innocent, mais sans défense. Ce sont toujours les forts qui gagnent.
Que faire ? Tout le monde se moque de mon sort, les partisans comme les ennemis. Toute l'humanité se fout
de moi, et Dieu aussi ! Dès qu'on est faible et petit, on ne compte pas.
Et pourtant je suis sûr qu'il existe quelque part une grande communauté des humiliés, des petits, une
troupe qui finira par triompher et prendra sa revanche sur tant d’injustices et de cruautés. Nous
sommes les plus nombreux !
Et Dieu dans tout ça ? Il voit tout, Il sait tout, Il peut tout. Pourquoi laisse-t-Il ces monstres
me torturer ? En ne faisant rien, Il devient leur complice. Peut-être me sacrifie-t-Il à Ses
objectifs ? Peut-être cela fait-il partie d’un plan divin qui conduirait le genre humain au bonheur ?
Je n'en sais rien, mais au nom de ma petite vie, au nom de mes souffrances et de mes larmes, je réclame
le droit d’en être exclu, le droit de me révolter, le droit de détester ce Dieu qui est là, qui voit
tout, qui sait tout, qui peut tout et qui n'agit pas.
Ma souffrance est Son déshonneur. Il peut continuer à laisser les ennemis me torturer, mais plus Il le
fera, plus Il se rendra indigne. Et d'ailleurs Dieu me hait. On ne laisse pas l’être qu'on aime dans
autant d’afflictions. Rien que pour cela je dois Le mépriser.
Que disait-on au catéchisme ? Jésus est mort sur la croix, Il est le fils de Dieu et Dieu lui-même.
Dieu S'engendre Lui-même ? Une bizarrerie au fond ! Dieu naît, Dieu meurt, Dieu est éternel, Dieu
a un enfant, c'est tout en même temps quand on y pense !
Mais j'exagère ! La dame du catéchisme serait fâchée si elle m'entendait.
« Oh ! Jésus, pardonne-moi ma révolte ! Je n'en peux plus, je ne comprends pas. S’il Te plaît, fais
quelque chose pour moi ! J'ai tellement peur que seul le prêtre existe et que Toi, Tu n'existes
que dans ses paroles. »