De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Vaincre (4)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Vaincre (4/4)

Je ne comprends rien à la guerre. Qu’est-ce qui pousse les adultes à s’entretuer ? Et pourquoi y suis-je mêlé ? Qu'y a-t-il d'intelligent à retirer un enfant à son jeu de billes, à le coller contre un mur et à lui tirer des balles dans le corps ?
C'est la force qui dirige le monde, pas la justice. Les forts ont toujours raison. Le reste est des carabistouilles pour arnaquer les naïfs. Monde maudit, pourquoi m’as-tu fait naître ? Des larmes me viennent dans les yeux. Jamais au cours de ma vie je n'ai tant pleuré que ces deux derniers jours !

Quand j'entends chanter qu'on ira tous au paradis, cela me fait hurler.
Et quoi encore ? Tout le monde va au paradis, même ceux qui tuent, torturent, affament, même les salauds ? Alors quoi ? Pas de compensation à mes souffrances ? Pas de jugement pour mes tortionnaires ? Si le paradis est ouvert aux méchants, je refuse d'y aller.
Je crois en l'enfer, je veux y croire. Qui décide que nous irons tous au paradis ? Les chanteurs ? Les cinéastes ? Les écrivains ? Les évêques ? Le Pape ? Et Dieu, a-t-Il quelque chose à dire ? Que valent tous ces êtres humains en comparaison de Dieu ?
Que savent-ils de Ses desseins ? C'est Dieu qui décide et Lui a sûrement décidé de garder l'enfer. Et d'ailleurs, que vaudrait un Dieu qui se laisserait dicter Sa loi par des artistes ou des ecclésiastiques ?
Les Bons doivent se lever, se dresser et tuer tous les Méchants. Longtemps après, quand les Bons auront tué tous les Méchants, alors seulement ce sera la paix dans le monde pour les êtres humains de bonne volonté.

Les ennemis je les hais pour les coups reçus, pour leur injustice, pour leur méchanceté. Tôt ou tard je me vengerai, et je le ferai très cruellement. Si j'avais su, je leur aurais tiré dessus comme André. Et tout le monde m'aurait donné raison, car tout le monde déteste les occupants.
Et s'ils m'avaient fusillé, je ne l’aurais pas regretté. Qu'est-ce qui est pire, la brève mort d'André ou la lente agonie par la faim ? Et j'aurais traité leurs gosses comme ils me traitent ! On verra s’ils rient encore quand je torturerai leurs gosses.
Je jure solennellement de me venger. Dès à présent je leur voue une guerre acharnée. Si je réussis à leur chiper une arme, je les tue tous. Et je les torturerai aussi. La guerre totale, c’est cela aussi, je peux être dangereux en dépit de mes douze ans !

En sortant de la forêt j'accède à un vaste point de vue sur le village et ses maisons en pierre du pays. Soudain des flammes sauvages dansent autour de l’église. Elles claquent au vent, folles, cruelles, sans s’arrêter.
Je suis sur la grand-place. Des brutes en uniforme poussent Maude dans le brasier. Je cours la sauver, mais les puissants bras des adultes me barrent la route. Je m’acharne, je frappe de plus en plus fort. Mais je suis trop faible et trop petit, je ne parviens pas à les en empêcher.
Les soldats disparaissent, l'église s'effondre dans un roulement de tonnerre, projetant au loin des constellations de tisons. Sans crainte des flammes j'assiste au désastre. Le feu s'éteint. Sur le parvis désert, les murs du clocher en ruine défient le ciel. Maude a disparu, elle a brûlé.

Une rage noire s'empare de moi. Je dois la venger sans faiblesse ni pitié. Je prends une arme. Les soldats m'ont vu, ils accourent. Je crève de trouille. J'ajuste le plus proche, un jeune gaillard comme ceux que les ennemis aiment faire défiler.
Je presse la détente, un bruit terrible, un choc ! L'homme s'écroule. Un autre soldat arrive sur ma droite, je l'ajuste à son tour, je vise, je tire et je l’abats. Puis un autre, et encore un autre. Ils sont de plus en plus nombreux. Un à un, je les élimine tous.
Je suis sûr de moi, je détruis tous les ennemis, je suis le roi de la mitraillette. Rien n'est plus aisé que ce carnage ! Je détruis des armées entières. Ce massacre calme un peu la tempête qui ravage mon cœur ulcéré.

Balafre surgit de la maison communale, il écume, il hurle : « Je vais te casser la gueule, je vais te tuer. » Je suis à peine surpris de comprendre la langue de l'occupant.
La panique me prend, je recule, ce dément va m'empoigner, une sueur glacée me sort par les pores. Je suis acculé contre le mur, fou de peur. Je sens le souffle éthylique du monstre sur mon visage. Mon doigt se crispe sur la détente et la brute s'effondre.
Sans hésiter, j'entre dans la maison communale. Agenouillée devant l’escalier, Comtesse m’implore : « Non ! Non ! Pitié ! » Je pointe l'arme et je vide le chargeur. Elle s’écroule, son corps se décompose sous mes yeux.
Je l’enjambe et je descends à la cave. J’arrive à la porte du cachot, je suis à peine surpris de trouver la clef dans ma main, j'ouvre la porte et je découvre David, Mohamed, Aslan et Leila. Allongés au fond du cachot, les enfants gémissent.
Mohamed est le plus près de moi, il est hâve et meurtri. Ses compagnons ne valent guère mieux. Je le relève doucement, je lui sèche ses larmes et je le réconforte. Bientôt il peut tenir debout. David et Aslan aussi. Je porte Leila.
Ensemble nous quittons les ténèbres de la geôle. La lumière du soleil nous emplit de bonheur. Libre, je suis libre, j'ai réussi, je me suis évadé !