De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Vaincre (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Vaincre (2/4)

Je suis dans mon cachot. Je me frotte les yeux. Quel affreux cauchemar ! À toutes ces scènes se rattachent des événements réels, mais le rêve les a rendus difformes.
La punition est récente. J’avais piqué un modèle réduit d’avion dans une grande surface, un jouet en plastique à coller et à peindre. Une sottise de gosse ! Mais mes parents ne badinent pas avec la morale, surtout maman.
Le châtiment exemplaire est absurde, mes parents ne m'ont jamais frappé. J'ignore d'où cela peut provenir. Dans la réalité j'ai payé le modèle réduit avec mon argent de poche et j'ai promis de ne pas recommencer.
La fois où je me suis perdu dans les bois, j'avais neuf ans. Dans la réalité je me suis endormi sur le bord du chemin et mes parents n’ont pas tardé à me retrouver. Ils étaient tellement contents qu’ils ne m’ont même pas puni.
Quant au château, il s'agit de vacances. Je devais être tout petit. J'ai déjà eu ce rêve, mais il terminait autrement. Tout cela me ramène à mon enfance. L’ai-je vécue ou rêvée ? C'est si loin désormais.

Toutes ces images forment un second univers, d’autant plus séduisant qu’il est vrai pour mon cerveau, un espace à la fois proche et fantastique que je retrouve au hasard de mes nuits. Le rêve appartient au vrai et la veille au réel. Le rêve ressemble à ces vérités universelles qu'on nous serine du haut des cimes et la veille est le monde dans lequel nous vivons.
Comme le chaos du monde heurte notre sens esthétique, nous simplifions sans cesse le réel pour le rendre plus harmonieux. Nous rêvons de lignes droites et nous vivons dans des lignes brisées, nous désespérons du monde et nous rêvons d'êtres surnaturels et de dieux libérateurs. Nous sommes de grands amateurs de fariboles !
Nous préférons rêver à vivre parce que nos désirs sont si tyranniques que nous ne nous résolvons pas à leur mettre une sourdine. Et c'est ainsi que des milliards de croyants inventent des milliards de fables pour donner un semblant de crédit à leurs niaiseries.
Je fabule donc je suis.

Je bois. Je préfère veiller à affronter ces affreux cauchemars. Mes chevilles font mal. Et surtout j'ai faim ! Ma poitrine se contracte. Ce qui m’angoisse le plus, c’est la faiblesse due à la faim. Tout ce qu’il me reste de forces, je dois le consacrer à rester en vie pour témoigner de notre souffrance, pour prolonger la vie du village. Tant que je vivrai, Maude ne sera pas tout à fait morte.
Mon seul espoir est l'armée de libération. D’après Pierre elle aurait dû arriver hier, elle sera donc là aujourd'hui. Plus que quelques heures à tenir et je serai libre !

Ils ont promis de me libérer tout de suite si je parlais. Je pourrais donner le nom de certains partisans du village. Soit ils sont morts soit ils ont rejoint l'armée de libération. Les ennemis ne peuvent rien leur faire.
Mais rien ne me garantit qu’ils me libéreront ! Des gens qui massacrent toute la population d'un village, y compris des jeunes de mon âge, tiennent-ils leurs engagements ? Quand j’aurai parlé, ils me tueront. C'est ce que Pierre disait, ils soutirent des aveux, puis ils tuent.
C'est dément. Si je parle, ils me tuent ; si je me tais, ils me torturent à mort. La seule solution est de leur faire croire que je sais quelque chose et de ne rien leur dire. Alors ils me laisseront peut-être en vie. Ils me tortureront, mais c’est le prix à payer pour rester en vie.

Quand je pense à ma vie passée ! Je riais avec Pierre, je jouais avec mes amis. Naguère est si loin déjà ! Ce bonheur est à jamais perdu, je ne le savais pas si fragile. Maman, viens sécher mes larmes ! Viens me tendre la main ! Serre-moi contre toi ! Maman, tendre maman ! Je me couche sur le sol et je pleure à chaudes larmes. Ma plainte se mue en long gémissement.

Je dois m’évader, car ma vie est en danger. Mieux vaut ne pas attendre l'armée de libération ! Comment échapper à ces murs inhumains quand je suis captif de brutes sans cœur et que j'ai les chevilles en sang ?
Plus j’attendrai plus je serai faible, je dois m’évader au plus vite. Je tape contre le mur, je frappe les pierres avec désespoir, je suis emmuré vivant. Quel effroyable sarcophage ! S’ils avaient maçonné la porte et le soupirail, cela reviendrait au même.
Je hurle : « À l’aide !... Au secours !... À moi !... Quelqu’un !... N’importe qui !... »

« Et Toi, Jésus, Toi qui vois tout, Toi qui sais tout, Toi qui peux tout, Tu es là, Tu me vois, Tu m'entends, Tu veux que je souffre. Pourquoi ? Toi aussi, est-ce que Tu m'en veux ? Que me reproches-Tu ? Aide un peu Ta petite créature ! Viens me sauver ! Je T’en supplie, je n’en peux plus.
Qu’ai-je fait de mal ? Rien, je Te le jure ! Pourquoi Te tais-Tu ? Pourquoi ne fais-Tu rien ? Pourquoi m’ignores-Tu, moi un petit enfant qui pleure son désespoir dans sa tombe sordide ? Où es-Tu ? Suis-je trop petit pour Toi ?
Quel silence abyssal ! Quelle absence ! Peut-être es-Tu au fond de ce silence ? Mais je ne le comprends pas, je ne peux pas le comprendre. Pourquoi me laisses-Tu seul et désespéré ? »
Je respire mal, par saccades, je halète.
« Seigneur, aie pitié de moi ! Ne sois pas si dur ! »
Ma voix n’est plus qu’un souffle. Je reste étendu sur le sol, prostré dans la vaine attente d’un secours divin.