De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Vaincre (1)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Vaincre (1/4)

Immense est le plateau au lever du jour, majestueuse est l'aurore pour l’âme qui soutient son regard et je suis cette âme de la tête aux pieds. L'étendue m’aime, elle est moi-même dans un coin secret de mon cœur comblé.
Je gambade, je cours, je vole à perdre haleine sur cette aire légère et moutonneuse qui plane au-dessus des nuages. Joie sans cesse conquérante, vie toujours jaillissante, espoir universel, arbrisseaux de lumière nés de l’arbre de sang !
Insouciance de l’enfant, cécité du jeune âge ! Car celui pour qui le ciel est gloire et mort, celui qui prend part aux aventures humaines, quelle est sa destinée ? Et sa douleur ? Et son deuil ? Écoute les saules pleureurs crier dans le vent notre amertume de vie !
Vois comme nous mourons toujours trop tôt, toujours avant d'avoir vécu ! Vaincs l’isolement des orphelins ! Vaincs la solitude de notre cri ! Vaincs les forces pesantes qui nous clouent au sol !

Les arcades fauves de l’automne resplendissent dans la hêtraie d'Assenois ; le soleil illumine la ramure et dessine des ombres nettes sur la poussière ocrée du chemin.
J'aime ce parc et son odeur de cendre. Au cœur du domaine, le château dépérit chaque jour davantage. Avec ses volets baissés semblables à des sourcils trop las, il semble fatigué de vivre. Les temps ne sont plus aux châteaux, il ne le sait que trop bien.
Mais moi je suis vie. Je cours, je saute, je pirouette de bonheur. Venus du ciel argenté, des rayons de soleil guident mes pas. L’odeur forte et pénétrante de l’humus mouillé m’emplit les narines. Au loin le tintement d’une clochette me livre son secret de joie.
Je m’assieds, je soulève une branche pourrie et j’observe le mystérieux et inlassable labeur d’une foule d’insectes, têtes d’épingle armées de longues et fines pattes, grains de café petits et dodus, tous venus d’un autre monde.

Je me lève et je cours dans les bois, je suis entouré de chants d’oiseaux ; je m’enfonce dans les taillis, je glisse le long d’un talus, je bondis par-dessus un fossé et je découvre un long espace dégagé. Je galope, je file, je fends l’air, je fends l'aire, de plus en plus vite !
Ma course devient inquiète, je ne connais pas cette partie de la forêt. Dois-je prendre à gauche ou à droite ? À tout hasard je vais tout droit, d'ailleurs le vent m'y pousse. Mon assurance diminue à chaque pas.
À l’entrée d’une vaste clairière je m’arrête. J’explore les abords de la trouée dans l’espoir de trouver un chemin, mais partout s’étend le brun tapis des feuilles mortes. J'y distingue des amorces de sentier, mais lequel est le bon ?
N'est-ce pas souvent un chemin trompeur, celui que foulent nos pas ?

Maman veut que nous soyons rentrés pour le dîner, je crains d'arriver en retard. Finalement je continue dans le sens indiqué par le vent ; je finirai bien par rencontrer une route.
Depuis des heures la forêt défile, interminable : des arbres, des buissons, sans fin. La nuit tombe, l'heure du repas est passée depuis longtemps. Je cours dans l'espoir de réduire mon retard. Les branches giflent, les souches heurtent, les ronces griffent, les orties brûlent. Peu importe, chaque minute compte !
Je longe un ravin, je trébuche et je déboule le long d’une pente. Je tombe de plus en plus vite, roué par les rocs. Je disparais au fond de la vallée.

Je suis dans le couloir, maman et papa débattent de mon sort, j'ai peur. Ils m'autorisent à entrer. D’emblée papa me dit que je mérite un châtiment exemplaire. Une vive frayeur me traverse le corps, je panique, je fuis.
Un monstre lumineux me poursuit. Il éblouit ses proies pour les perdre. Je cours droit devant moi, j'esquive adroitement les obstacles. Mieux vaudrait l’affronter de face, avec courage, mais j'ai trop peur !
Ma course ralentit, mes pieds n'avancent qu'à grand-peine. À chaque pas une vive douleur me cercle les chevilles. Elles sont prisonnières d'anneaux en fer joints par une chaîne. Cet acier m’écorche la chair, du sang perle et coule sur le métal.
J'arrive devant un grand lac bourbeux. Je dois le traverser pour échapper au monstre. L’infecte tourbe me monte le long des jambes. Cette glaise rougeâtre et irritante m’aspire. Déjà mes genoux ont disparu.
Partout s’étend la nuit, triste et vide, personne ne viendra à mon secours. La boue m'arrive à la ceinture. Je vais mourir, je me débats, je crie. Je dois me dégager, je tends tous mes muscles. Victoire ! Je bouge un bras. Et je m’éveille !