De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Souffrir (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Souffrir (2/4)

Gants-blancs lève le bras. Balafre et Trompette me serrent fortement les bras. J'entends un sifflement suivi d’un choc terrible qui me brise le dos, je m’entends pousser un hurlement. Cravate vient de me cingler avec une ceinture en cuir. Je suis atterré.
- Jacques était ton ami ?
- Oui, Madame.
- Hum ! Tu parles mieux avec une petite tape dans le dos ! Donne le nom de tes amis d’Oméga !
- Non ! Non ! Pitié !
Mes plaintes tombent dans le vide, ils s'en foutent.
- Réponds !
Je rassemble mes dernières forces et je tiens bon.
- Je ne connais personne.
Des larmes me viennent dans les yeux quand je vois Gants-blancs lever lentement la main. Balafre et Trompette m’empoignent les bras. Cravate me regarde avec un sourire cruel et satisfait ; la lanière me brise le dos une deuxième fois.
Mon petit corps défoncé se cabre. Surtout ne rien dire ! Sinon ils vont me tuer. Tenir bon ! L'armée de libération arrive. La pièce et le bureau vibrent, oscillent, vacillent, se mettent en vrille. Une voix issue d’une autre planète m'ordonne : « Parle, jeune ! »
Tant pis ! Dire des noms ! Vite ! Des estampes rougeâtres se mêlent aux brumes bleutées qui me défilent devant les yeux ; des cercles violacés sortent de la lampe, de plus en plus rapides ; des arcs-en-ciel entrecroisés scintillent.
Un éclair lumineux me brise le dos. Le regard de Gants-blancs devient hiératique, il grandit, il approche, il darde des rayons bleu marine. Les voix proviennent d'un autre système solaire. Je suis loin, très loin, ailleurs.
Tout devient rouge rutilant. Je serre fermement le bord du bureau, je tente de me redresser. Le rouge devient vermillon, carmin, pourpre, de plus en plus sombre. Je pousse un cri et je tombe.

Je cours. Je dois atteindre le but avant la nuit, la plaine verdâtre défile sous mes pieds ; à l'horizon les lignes convergent, je cours de plus en plus vite, le but est toujours aussi loin. Je force le pas. J'agrippe les branches et les buissons, j’arrache les herbes pour aller plus vite, mais je progresse de plus en plus lentement. Je m'enrage, je me dégage, j'avance.
Je ne sais pas en quoi consiste ce but, mais je sais que c'est très important. Je marche plus aisément, car le chemin est mieux tracé.

À l’entrée du bois une silhouette inquiétante m’observe. Elle est plus grande que moi, ses yeux scintillent. Je vais à droite, elle me barre la route ; je me glisse à gauche, elle m’y précède. Je fonce droit devant, elle disparaît puis réapparaît un peu plus loin.
Où que je mette les pieds, elle m'empêche de passer. La nuit va tomber, je dois en finir. Je la frappe de toute la force des poignets, mais elle est aussi dure et rêche qu'un roc, ma main saigne.
Son rire altier et splendide plane sur la ramure. Elle est gigantesque, elle me saisit le bras et le tord, elle me met à genoux devant elle. Humilié, je cède. Elle s'éloigne, son ricanement résonne au-dessus de moi. Je reste à genoux, tête baissée. Le rire méprisant diminue peu à peu.

La nuit tombe, je repars. J'avance vers le but avec rage et désespoir, mais les taillis ont des griffes tenaces, les ronces déchirent mes vêtements. La nuit est tombée. Je continue en dépit des écorchures, je veux lutter jusqu'au bout.
À l’orée, la plaine est ouverte, il suffit de courir. Mais le spectre réapparaît et me barre la route, un fantôme noir en rase campagne ! Il se joue de moi comme un chat d'une souris. J'avance à quatre pattes, je rampe et quand je relève la tête, il a disparu.
Je découvre d'étranges blessures, de fines lignes rouges sur les bras et les jambes. Pendant que je rampais pour passer, le spectre m’a lacéré avec un fouet très fin. Je ne suis maître de rien, je suis le jouet d’une hostilité calculée.
Mais je poursuis la lutte, j'avance à quatre pattes, je serre les dents. Ce sera mon dernier combat, ma suprême révolte, mon immense défi au monde, mon plus grand désespoir.
Je tombe dans un fossé boueux. Les sbires du spectre me relèvent et me maintiennent debout, ils brandissent une barre en fer rougie au feu, je tends en vain mes muscles pour me dégager. Une violente brûlure me brise le dos.

Lorsque j’ouvre les yeux, cinq juges me regardent d'un air sévère. Celui du centre est vêtu de rouge et ses quatre assesseurs, de mauve. Par la force de leur regard, ils me contraignent à m'agenouiller. Une voix tonitruante venue de partout me fait frémir.
- As-tu vu ?
- Qu… quoi ?
- La nuit !
- Ou… oui.
La nuit est tombée, je vais être puni.
- Et ton état ?
Subitement je constate que je suis nu de la tête aux pieds, les épines de la forêt ont emporté mes vêtements.
- Pitié ! Pitié !
Des larmes me coulent sur les joues, mes juges sont impassibles. Celui du centre prend une coloration bleu acier, ses assesseurs deviennent indigo. Leurs regards glacés percent mon cœur de petit garçon humilié et sans défense. Je suis écœuré, je lève les yeux vers le personnage central, blême à présent. Ses assesseurs sont devenus noirs.
- Qui êtes-vous ? Mais qui êtes-vous ?
- Je suis ton Maître, celui qui te tient entre les doigts, celui qui peut te laisser tomber dans le néant quand il le voudra. Je suis ta faute, ta coupable souffrance. Je suis le Juge suprême.
Je reconnais le spectre qui me barrait le chemin. Et tout prend feu, l'arrière-plan, les juges et moi. Je hurle un cri qui me déchire au plus profond de moi. Le juge prend peur et me couvre d’une chape en plomb.