Se lever (2/3)
Maude est là, lumineuse dans la nuit ! Sa flamme bondit, je la poursuis. Je me faufile avec adresse
et souplesse entre les taillis et les lianes de la nuit. Notre course est calme et silencieuse,
presque irréelle, un songe de course !
Je suis tendu dans l’effort, l’apparition lumineuse m’échappe sans cesse. Elle est juste devant moi,
provocante, inaccessible. Elle est étrangement fluide et ne se fatigue jamais. Cette poursuite est
harassante.
Les écorchures de la nuit augmentent sans cesse. Des branches épineuses m'agrippent et me déchirent la
peau. Mais l'unique flamme de la nuit, Maude, me flotte toujours devant les yeux. Je m’obstine, les
écorchures sont de plus en plus profondes. Et toujours Maude, droit devant !
Mais la nuit est la plus forte, mon pas ralentit, mon inaccessible amie s'éloigne. Je serre les dents,
je tends les muscles. Et je tombe, je suis à bout de forces. Devant moi, au sommet de la colline, mon
amie me regarde. J’ai le cœur serré.
- Pourquoi, Maude, pour quoi ?
Je rassemble mes forces. Tant que je verrai Maude, tout sera possible. Cette fois la poursuite sera
décisive. Mais l’apparition devient de moins en moins lumineuse. Je suis sidéré par ce phénomène,
je regarde sans comprendre.
Mon amie diminue de taille à vue d’œil, elle devient une petite figurine, elle est évanescente, je me
retrouve seul. Je ne comprends pas.
Des ennemis m’encerclent, des mèches enflammées me lacèrent les jambes. Je me débats en pure perte.
Les ennemis me harcèlent. Ils me conduisent au supplice avec une lenteur effroyable.
Mon amie réapparaît, je vois son image. Elle est émeraude, cerclée d’un halo jaune et rouge intensément
brillant. Ce dernier supplice, c’est pour toi que je le subis, Maude, c'est pour toi !
J'ouvre les yeux. Le soleil pénètre par le soupirail, c’est donc la fin de l’après-midi. La chaleur
me fait du bien, j'en ai besoin, je m'ébroue. Je me sens en paix avec le monde entier. Une joie
paisible m’emplit le corps de la pointe des pieds à la racine des cheveux.
Je suis disposé à tout donner pour n’importe quoi, pour n’importe qui, je suis prêt à tout aimer. J'ai
envie de chanter, de danser, de crier. Je pleure de joie devant le rayon de soleil qui illumine mon
infect cachot.
Que signifie cet étrange mélange de misère et de beauté ? Je regarde mon corps abîmé, meurtri, ravagé,
mes jambes et mes bras couverts de cicatrices. Et puis il y a ce soleil, merveilleuses gouttes dorées
de lumière.
Je pense à Maude, à mes parents, à mes amis. Que m’importent ma mort et ma douleur ? Tantôt, s'il le faut,
je fléchirai la tête et je mourrai, je disparaîtrai à jamais, puisque c’est le destin de tout être
humain. Il faut être capable d'aimer son destin.
Mais cet instant de joie ne disparaîtra pas, il est gravide dans l'éternité du temps, il restera un joyau
serti dans une bague en argent. Je me laisse dissoudre dans cette forte et vive contemplation.
Et si ce Dieu dont on parle tant n’existait pas, s’il n’y avait que le soleil, le monde et moi, si les
paroles des prêtres n'étaient que des « chapelets de mots » comme le disait Christelle, cet instant
serait-il autre, mon destin et ma souffrance seraient-ils différents ?
Le soleil, le cachot et moi, nous sommes emplis de plénitude sans avoir besoin de dieux. Mon corps et ma
vie sensibles suffisent à me combler de joie. Pourquoi me faire souffrir à inventer des êtres
imaginaires ?
Et pourtant, si le miracle pouvait se produire, si Dieu pouvait se trahir ! Ce n’est pas un reste de foi,
mais le souhait que quand même, malgré tout, ce serait vrai. Et pourtant Dieu n’existe pas, je suis
seul au monde. Un jour il faut admettre qu’on est orphelin.
Ah ! Voir clair ! Au moins une fois dans ma vie, avoir les yeux ouverts et comprendre ! Il y a tant de
marchands de vérité de par le monde ! Ils affirment la détenir pour l'emporter sur leurs proches ;
ils disent : « En vérité, en vérité, je vous le dis... »
Prenez garde à ceux qui parlent ainsi, car ils cherchent à vous arnaquer ! Et ils s'entourent de
disciples, de croyants et d'élus qui prétendent savoir ! Dire ce qui est, ce qui est vrai, ce qui
est réel – tout ce qu'on voudra –, c'est claironner des fariboles en vue de dominer les autres.
La science n'a pas pour fin d'énoncer le vrai, elle se limite à raconter des histoires pour nous
donner une représentation approximative du réel. La science n'est jamais assez sceptique, ce qui
la rend inintéressante aux yeux des êtres humains.
Mais ce n'est pas ainsi que parlent les chantres de la science. Ils disent : « C'est scientifiquement
prouvé. » avec la même ferveur que d'autres disaient autrefois : « C'est écrit dans la Bible. »
Mon professeur de sciences disait souvent : « Scientia augere tenebras ! » Cela voulait dire :
« Par la science accroître les ténèbres ! » C'est bien cela qui se passe quand tout le monde
s'empare de la science !
Et moi, Olivier Delval, je suis comme n'importe qui, je veux être important, je veux maîtriser le
monde qui m'entoure, mais je n'ai qu'à ouvrir les yeux pour voir et savoir que je ne suis pas
grand-chose.
Combien d'êtres humains refusent obstinément d'ouvrir les yeux simplement parce que tout au fond
d'eux-mêmes, ils pressentent cette évidence ? Nous sommes trop vaniteux pour nous voir tels que
nous sommes.
Le monde est là, à côté de nous, indifférent à nos cris, à nos plaintes et à nos joies. C'est nous,
les primates soûlés de mots, qui ne cessons pas de parler, de raconter des histoires, d'essayer de
faire disparaître le réel derrière des archipels de mots.
Dieu, l'âme, le paradis, le jugement dernier, le péché originel ne sont que des mots ! Il n’existe pas
plus de Dieu que de Saint-Nicolas. Les croyants sont sots de sourire des enfants qui croient au Père
Noël ; qu’ils se regardent eux-mêmes !
Dans un monde déserté par le recours à Dieu, il ne reste que la clarté du soleil et la certitude de la
mort. Pourrais-je les regarder en face ? C'est le premier pas sur la route de l'exil, de l'ex-il,
de la mise à distance de cet « il » qui m'empoisonne l'existence depuis si longtemps.