Se lever (1/3)
Il faut que je digère ce que je viens d'apprendre. En plus d'avoir assassiné les habitants, les
ennemis ont pillé le village ! C'est pour garder ce qu'il restait de butin que les soldats d'élite
sont restés. Et voilà pourquoi ils m'ont accusé de vouloir voler !
Soldats d'élite, parlons-en ! Un trompettiste demeuré qui massacre la musique, un amoureux éconduit qui
joue au baroudeur, un frimeur aliéné aux rituels militaires et un grand-papa dégoûté de son métier.
Et mes compatriotes ne sont pas en reste, une policière qui flippe devant les partisans et un sadique
incapable de résister à ses pulsions. Cela forme une belle équipe pour ceux qui veulent nous
apprendre les valeurs occidentales !
Je suis agacé par la ressemblance entre mon nom et celui de Comtesse. Ici personne ne s'appelle Dumont,
tout est trop bas. Et puis, Olivier Dumont, cela ferait penser au Mont des Oliviers. Ici ce serait
plutôt le Val des Oliviers. Ironie des noms et des mots !
Et dire que Comtesse, ce monstre qui spolie des innocents, veut m'aider à m'évader, soigne pour moi et
m'a même donné du chocolat ! Rien ne tourne rond ! Normalement il y a le bien d'un côté et le mal de
l'autre, le juste et l'injuste sont séparés, mais ici tout est mélangé.
Et pourquoi cela devrait tourner rond ? L'unique règle est l'absence de règles. Finie l'illusion d'un
monde bien ordonné !
Malgré tout je dois aimer, encore et toujours. Je pétris ma petite étoffe. Même si ma voie est
misérable et lamentable, j'ai la consolation de m'être fixé un but. Mieux vaut donner du sens à
une vie subie que vivre son sens et sa vie jusqu’au bout du possible !
J'aurais tant voulu devenir aviateur, voir le monde d'en haut. Mais c'était trop demander, c'était de
l'orgueil. Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on est ni ce qu'on devient, mais ce qu’on signifie pour
les autres.
Tracer sa voie sans se soucier d'autrui est une méchanceté qui n'appartient qu'aux forts ; et moi qui
suis faible, je dois me contenter d'être vertueux.
C’est trop injuste. Mes parents étaient bons et ils sont morts. Et morts aussi les amis, et même
Pierre, qui me taquinait parfois mais c’était pour jouer. Et Christelle, qui s'en prenait à tout
le monde, mais c'est parce qu'elle avait mal à la vie.
Je suis du parti des doux, des gentils, faute de mieux ! Je suis du parti des morts, ou des martyrs
c'est tout comme ! Je pressens que d'une manière mystérieuse ma mort participe à une sorte de
rédemption universelle. M’est-il possible de croire à autre chose ?
Aimer tout le monde est absurde. Si j'aime tout le monde, comment distinguer celle ou celui que
j'aime vraiment ? Maude je t'aime, Cravate je te hais ! Aimer tout le monde, c'est n'aimer personne !
Je regarde le petit chiffon qui m'a tant fait souffrir. D'où me vient cet idéal d'« aimer » ? C'est celui
de l'esclave qui s'est lui-même persuadé que son maître a tort et qu'à la fin des temps tout le monde
le saura.
Armé de cette fausse conviction, il peut avoir de la condescendance pour son maître et même éprouver de
la compassion pour lui. Comment ne pas être séduit par tant de suffisance, de haine et de mépris se
parant du masque de l'amour ?
Cette arrogante humilité affirme qu'un jour les derniers seront les premiers, elle fait l'éloge des
martyrs et dénonce les bâtisseurs d'empire. Au terme de cette folie, on loue l’infortuné, le délaissé,
l’égaré, le raté au nom du juste persécuté et on conspue celui qui, jour après jour, lutte pied à pied
pour un monde nouveau.
Nous rêvons tous. Quelques-uns réalisent leurs rêves, mais beaucoup vivent du ressentiment qu'ils
éprouvent à leur égard. Et parmi ces rêveurs, moi qui prétends savoir, je danse ma propre danse
comme ils dansent la leur, chacun la sienne !
À défaut d'être aviateur, je serai peut-être un martyr, ce qui permettra à certains de haïr l'occupant
et aux plus retors, de « l'aimer » pour mieux lui faire sentir notre supériorité ! C'est ainsi qu'on
parle de « leur civilisation » et de « notre délivrance » !
Ah ! Que cet amour chrétien, cette compassion, cette charité ressemblent à de l'infatuation !
Et Maude ! Ma Maude perdue dans les flammes ! Quels innommables espèces de criminels ont pu te traiter
ainsi ? Je vois les flammes s'avancer vers toi, la fumée t'envelopper, la chaleur croître autour de
toi, ce supplice est horrible.
Je t’aime, Maude, ta mort l'emporte sur tous mes autres malheurs, nous sommes tous les deux unis par delà
toutes les souffrances du monde. Oh ! Maude, je ferai tout pour toi. Tu es ma seule et suprême
justification. Si un poète doit chanter mon chagrin, qu’il ne parle que de toi !
Aujourd’hui je sais ce que j’aurais dû te dire. Chaque jour je te répéterai l’impossible jamais dit entre
nous. Ce sera mon ultime défi à la vie. Maude, tout sera pour toi désormais ; ma fidélité sera notre
revanche sur les ennemis.
Si je m'en sors, ma vie sera lumineuse, pérégrine, entièrement consacrée à ton souvenir ; et si je meurs,
jusqu’au bout tes lèvres seront sur les miennes. Pourquoi ne nous sommes-nous jamais embrassés sur
les lèvres ?
Ma fidélité à « aimer » sera ma délivrance. Désormais je serai par delà mes ennemis, par delà leurs
tortures, par delà leur noirceur, par delà la mort. C’est à moi qu’appartiendra la dernière victoire,
celle qui les réduira à néant et cela grâce à « aimer ».
Ma grandeur, c’est ma loyauté, ma droiture, ma franchise et ma sincérité, tendues comme un arc entre ciel
et terre, un arc qui n’a plus de flèches, hélas ! Oh ! Maude, crois-moi, ceci est ma plus belle prière
et je te l’offre.