De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Partir (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Partir (2/2)

Finalement j’estime que la fosse est assez profonde. De toutes manières j’arrive au terme. À présent j’accepte la mort, je suis déjà mort. Et c’est tant mieux ! Cela devait terminer d’une manière ou l'autre. Autant que ce soit ainsi !
- Voilà ! C’est fait.
Cravate n'a pas cessé de me tenir en joue. Pourquoi se méfie-t-il de moi ? À présent je suis docile et soumis, plus rien ne peut me toucher.
- Couche-toi dans le trou ! Ainsi je ne devrai pas t’y mettre.
J’obéis. M’allonger me fait du bien après le long effort que je viens de fournir. Le contact de la terre est froid, mes muscles se détendent. Je suis très fatigué et je lutte pour garder les yeux ouverts.

Cravate prend la pelle.
- Je vais te coincer sous la terre. Ainsi tu ne bougeras pas quand je te logerai la balle entre les yeux.
Il jette de la terre sur mes jambes. Je suis écœuré de cette mort sans cesse remise. Qu’il en finisse ! Cravate me jette de la terre sur le ventre ; il la tasse bien. Je suis complètement immobilisé. Il me jette de la terre sur le torse.

L’angoisse revient, je ferme les yeux. Et vient sur mes lèvres une ritournelle d'enfance : « Chante, jolie mésange ! Sautille, beau pinson ! Les étoiles d’or gambadent dans le ciel. La joie naît en moi et embrase tout l’espace. »
Cravate ne tire toujours pas. Pourtant je suis complètement immobilisé, seuls le cou et le visage sont encore libres. Cravate marque une pause et me regarde.
- Jamais je n’ai eu l’intention de gaspiller une balle pour toi !
Il prend sa pelle et me jette de la terre sur le visage. Il veut m’enterrer vivant, Pierre avait raison, ils enterrent les enfants vivants.
C’est la dernière épreuve. Il ne sert à rien de crier à l’injustice. Ce monde ne connaît pas la justice et il n’y a pas d’autre monde. La justice est une fable des êtres humains.

Je ferme les yeux, je ne veux penser à rien. La terre m’oppresse comme un grand corps géant. Mais en dépit de mon calme apparent, une larme perle sur ma paupière, une larme pour Maude, une larme d’enfant, bientôt chassée par une pelletée de terre.

Dans le bois des Hauts-Sarts surgit un guerrier vindicatif, un partisan l’arme au poing, qui défend la patrie, la liberté et la civilisation. Lui aussi prétend connaître le juste et l'injuste, le vrai et le faux, le bien et le mal, mais il arrive trop tard pour moi.

Et dans l’aube estivale, les buses variables s’élèvent et lancent déjà leurs cris plaintifs par-dessus l’entrelacs des collines et des vallées que les forêts ardennaises recouvrent.
Elles montent haut, elles planent sur ce monde chaotique fait de luttes et de vies, de morts et d'alliances que le bavardage des primates humains prétend asservir à son esthétique et décrire en vérité.

Des coups de feu m'éveillent en sursaut, je suis dans mon cachot. Ces tirs, serait-ce l'armée de libération ? En tout cas, le jour est levé et Cravate n'a pas mis sa menace à exécution. Je m'en tire sain et sauf, je ne parviens pas à y croire.
Les coups de feu ont cessé. Ma joie jouit de la clarté du soleil. Paradoxalement je me sens frais et dispos, plein de vie. Une jubilation intense me comble le cœur. Ainsi Comtesse a fui. Et Cravate aussi, sans doute. Les rats ont quitté le navire.

J'entends le bruit d'un moteur poussif en fin de vie. Un camion s'arrête à hauteur du soupirail. Les soldats l'accueillent avec des cris de joie. Trompette embouche sa trompette et comme il ne connaît qu'« Il silenzio », c'est cet air nostalgique qui exprime au mieux son trop-plein de joie.
Les soldats s'empressent de charger le camion. Ils sont tous au travail, même Papi et le chauffeur. Ce zèle contraste avec leur désœuvrement antérieur, c'est plus la panique que la raison. J'observe leur activité dans la mesure où le petit soupirail me le permet.

Ils ont fait vite. Déjà le chauffeur s'escrime à mettre le moteur en marche. Il y parvient enfin, des portières claquent, ils vont s'en aller. Vont-ils me laisser enfermé dans ce réduit ? Non, j'entends des pas dans l'escalier. Ils vont me libérer, je suis sauvé, Dieu m'a exaucé !
Spontanément je me jette à genoux et je joins les mains : « Pardonne-moi, Jésus, pardonne-moi d'avoir douté de Toi ! Pardonne-moi mes blasphèmes ! Dorénavant je serai le plus fidèle de Tes fidèles, je Te promets de vouer toute ma vie à Ton service. »

La porte s'ouvre, Gants-blancs pointe son arme. Il y eut deux détonations.