De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Partir (1)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Partir (1/2)

La porte s'ouvre bruyamment, Cravate surgit, c'est la fin. Il fait nuit ; hier j’ai vu le soleil pour la dernière fois et je ne lui ai pas dit adieu. Mais en a-t-il besoin ? Il vivra bien plus longtemps que moi.
Paradoxalement la venue de mon bourreau m'apaise. Cette fin, c’est la mienne jusqu’à la fin des temps. Il était écrit que je vivrais et mourrais ainsi. Bien des jours se lèveront encore, et bien d'autres enfants vivront leur dernier matin de la même manière.
Je me laisse faire. L’homme me lie fermement les mains derrière le dos. Il tient en mains une pelle de tranchée et une pioche. Je regarde ces deux outils avec une sensation bizarre : eux ont le droit de vivre et moi pas. Pourquoi ?
Cravate me fait marcher devant lui. Dans la nuit silencieuse et déserte, nous quittons la maison communale puis nous sortons du village. Nous gravissons un petit sentier. Si ce monstre avait un soupçon d’humanité, il me laisserait fuir.

« À quoi penses-tu, petit ? Tu crois peut-être que quelqu’un s'intéresse à ton sort ? À part Madame Delvaux qui s’est barrée Dieu sait où pour éviter les questions embarrassantes du sergent, tous ne pensent qu'à rejoindre leur unité. »
« Crois-tu que tu es ma première victime ? Parmi les milliers de morts de la guerre, tu n’es rien, rien du tout ! Tu n’es qu’une petite goutte de sang, qui sèchera bien vite et se mêlera à l’argile, qui ne vaut même pas la peine qu’on la regarde. »
« Tu devras rester debout ; je te placerai mon arme juste entre les yeux, au-dessus du nez. Tu verras mon doigt sur la détente et tu le verras lentement se fermer. Ah ! Tu trembles ? »

En effet, je frissonne dans la fraîcheur matinale. J'ai décidé de ne pas prêter attention aux discours de ce malade. Je devine trop bien quels types d’âneries il peut débiter. Ce qui m’occupe l’esprit, c’est une ultime tentative de fuite.
Nous sommes seuls, les soldats sont loin. Il suffirait que je me débarrasse de Cravate le maudit pour retrouver la liberté et la vie. Fuir avec les mains liées quand il n'a qu'à dégainer son arme est une folie, il ne doit pas s'y attendre, donc je bénéficierai de l'effet de surprise.
D’un geste vif je me retourne et je fonce sur lui tête baissée. Le chemin en pente me porte. Mais l’homme est preste, il s’écarte de justesse et me happe l'avant-bras droit au passage.
« Qu'est-ce qu'il te prend ? »
Visiblement il a eu une émotion. Il me roue de coups. Avec mes poings liés, je ne parviens pas à les parer. Je me tasse sous la tempête douloureuse. Après ce passage à tabac, je suis bien obligé de me résigner. Nous reprenons notre marche.

Cravate s'arrête.
- Halte ! Voilà la place idéale ! La terre est meuble. Creuse un trou !
- Un trou ?
- Oui, à toi de creuser ta tombe !
Je suis choqué par cette nouvelle cruauté.
- Je vais poser les outils. Je te délierai les mains ensuite. Tu prendras les outils toi-même. Mais pas de blagues ! Je te tiens en joue avec mon arme.

Bientôt je me retrouve avec la pioche en mains. Je regarde la terre. Un trou d’un mètre et demi sur un demi mètre devrait suffire. Je dégage l’endroit et je dessine le rectangle à creuser.
Puis je lève la pioche. Je suis surpris de son poids, les privations m'ont affaibli. Je fends la terre. Ce travail harassant me rappelle le jardinage, c’est toujours un plaisir de creuser la belle terre sombre. Enfin ! C’est un curieux jardinage que celui-ci.

Bizarrement, plus je creuse, moins je sens la fatigue. La surface est dégagée ; je creuse le trou à l'aide de la bêche. Les pelletées me semblent légères. Je ressens même de l'enthousiasme à ce travail physique.
Quelque part en moi, il y a une peur terrible qui cherche mon cerveau, mais je fais tout mon possible pour qu'elle ne le trouve pas. Plus vite le trou sera creusé, plus vite j’en aurai fini avec mon angoisse.
- Quelle profondeur, Monsieur ?
- Mesure toi-même ! Tu connais ta taille.
Je décide de ne pas trop creuser. Cela ne sert à rien de se crever puisque c’est pour crever quand même. Longtemps je creuse le sol, qui se révèle dur et pierreux en profondeur ; j’alterne la pelle et la pioche. Cela semble ne jamais finir.