De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Marcher (3)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Marcher (3/4)

Que cette nuit est noire ! Tout est comme si j’étais déjà mort. Des larmes me perlent sous les cils et me coulent sur les joues. Non ! Je ne veux pas ! Pas disparaître et être oublié de tous ! Les ennemis sont des monstres, ils savent que je suis innocent et ils vont me massacrer.
C’est un meurtre odieux ! Je me réclame de la justice humaine. En plus ils me livrent à ce malade. Je le vois déjà se réjouir de mon angoisse, me menacer de son arme et attendre longtemps avant de m’abattre comme un chien.

Toutes les fenêtres s’ouvrent brusquement sur le monde réel, cet immense désordre en perpétuel mouvement. Ni ordre, ni règle, ni morale ! Tout est possible, le meilleur comme le pire !
Et quand je pense à tous les villageois tués et à tous les morts de la guerre, je ne suis qu'une goutte dans un océan de sang. À l'infini j'entrevois des enfants qui vivent, ont vécu et vivront la même expérience que moi. Cette hallucination me soulage et m'apaise.
Je suis tout moi, même si je ne suis qu'une goutte de sang et pas un grain de blé. Mon plus petit geste devient gravide dans l'univers, car même s'il ne compte pour rien, pour moi il est tout. Ce qui me terrifie, c'est la prise de conscience de mon dérisoire.
Comment peut-on tant louer l'individu et tant se leurrer sur ce que nous sommes, des atomes de poussière face au cosmos ? Ouvre les yeux, mortel, éveille-toi ! Regarde le soleil que tu vas quitter dans peu de temps ! Prends conscience que chaque seconde est un trésor !

Le flux des émotions m'emporte comme un fétu. J'essaie de dormir, je n'y parviens pas. Des cauchemars me défilent dans la tête. Je n’ose pas fermer les yeux de crainte de rêver à des horreurs, je n'ose pas me coucher de crainte de m’endormir.
Je vais mourir seul et ignoré de tous. Toute ma vie n’aura servi à rien. Jamais je ne serai aviateur, ni buse variable observant la terre. Tout est fini. Bientôt je rejoindrai Maude, et maman et papa, et Pierre et Christelle.

Je pense à Gethsémani ; la dame du catéchisme disait que Jésus était tellement angoissé qu'il avait transpiré du sang.
« Jésus, envoie-moi un ange, comme Tu l’as fait pour saint Pierre à Jérusalem. S'Il te plaît ! C'est si facile pour Toi et ce serait si bon pour moi. »
« Oui, oui, je sais, je dois aimer mes ennemis, mais je ne suis pas comme Toi, je ne suis pas prêt pour la croix, je ne suis pas Dieu, je suis être humain et même je suis enfant. »
Oh ! Toujours cette tyrannie de Dieu ! Elle vient de mon éducation, de ces idées qu'on m'a fourrées dans le crâne. Je dois m'en libérer au moins une fois avant de mourir !

Mon front est moite, mes yeux semblent sortir de leurs orbites, mes oreilles bourdonnent. Je ne distingue plus les pierres du cachot. Des gouttes me viennent du front et des tempes et me coulent le long du nez et sur les joues.
« Jésus, Justice, Aimer, Satan, Génie, Miracle, je vous invoque tous. Qu’un prodige me sauve la vie ! Je ne suis qu’un enfant égaré dans la guerre. »
J'écoute, mais seul le silence me répond, et il se prolonge.
« Ainsi vous me laisserez tous mourir avec indifférence et cruauté ! Je sens déjà la balle qui me traverse la tête, je sens le sang qui coule et la vie qui fuit. »
Je tombe à la renverse. Je reste prostré dans mon angoisse.

Je ne me calme que lentement.
Mon visage est humide. Serait-ce du sang comme Jésus ? Je me passe un doigt sur le visage et je le renifle. Il me semble avoir l'odeur du sang, le sang du val des Oliviers. Peut-être une ou deux gouttelettes, mais du sang quand même !
« Les ennemis peuvent me martyriser, ils auront mon corps mais pas mon âme ! »
Pour ce que ça m'avance ! Encore cette tyrannie de l'âme et de Dieu ! Ce corps, c’est moi, c’est tout moi ! Je suis mon corps ; il n’y a rien en dehors de lui.
Ces discours sur l’âme ne sont que des longues errances, des divagations verbales de créatures incapables d'accepter leur destin. Il n'y a pas de salut divin, il n'y a pas d’autre monde, il faut en finir avec ces mensonges.
Après la mort il n’y a rien. Tout le reste n'est que méprisable apitoiement sur soi-même. Ayons la force et le courage d'affronter ce désespoir, de nous sevrer de la drogue qui a bercé notre enfance et nous a fait haïr le réel et lui substituer des chimères !
Sous prétexte d'éduquer les enfants, on leur bourre le cerveau de carabistouilles, on les encourage à rêver éveillés, on les empêche de vivre pleinement, on les persuade qu'ils sont des créatures exceptionnelles, les rois de la création !
Mais en fait nous ne sommes que poussières et cendres vite disparues. Nous devons avoir la force de nous voir tels que nous sommes.

« Jésus, je ne Te tuerai pas, d'autres s'en chargeront à ma place. Je blasphème ? Je suis en état de péché mortel ? J'irai en enfer ? La belle affaire ! Crois-Tu que cela me fasse peur ? Moi je tiens à une friandise ou à un jouet, je suis trop petit pour Toi. »
L'œil de Dieu n'éclaire plus notre route. Orphelins de Dieu, animaux éphémères, qu'avons-nous à faire sur cette planète et dans ce cosmos qui nous écrase de son immensité muette ?
D'abord nous avons à chanter l'exil et à danser sur les ruines des églises moribondes, et à défaire les idéologies des hommes vieux qui croient et veulent faire croire à leurs contes, car notre deuil, et leur deuil prochain, seront notre félicité.