De l'aube à l'aurore - Goutte de sang - Marcher (2)

Un monde à refaire

Oradour
Goutte de sang

Marcher (2/4)

Il fait bon et chaud, ce serait un beau jour pour mourir. Une seule fois, et puis c’est tout ! En finir ! Pour l’éternité ! Il vient, ce soleil, m’éclairer une dernière fois. Il vient comme un chant millénaire, du plus profond de la terre.
Et ce chant est repris en chœur par des millions de voix humaines aux poings calleux. Il vient nous venger, au refrain de sa plainte, de son long glapissement nocturne, nous promettre l’aurore, à nous les petits, les sans rien, les tout nus.

Seigneur, Vous êtes mort, Vous êtes immuable, inchangé, blanc comme les momies et les linceuls. Vous êtes le principe de toutes choses, mais ce principe ne vit pas. Vous êtes néant et mort précisément parce que Vous êtes tout puissant et que Vous savez tout.
Tout ce qui vit, aime, bouge, change, seul cela compte ! Votre éternité, Seigneur, c’est Votre mort. C’est parce qu’elle est faible et égarée que l’humanité est grande et vivante. Je rends grâce au genre humain, à mon esprit, à la vie de m’avoir fait comprendre cela.
Je réclame l’honneur d’être moi-même, ne fût-ce que pour mourir, Seigneur. Libérez-moi de mon âme ! Reprenez-la moi !

La nuit tombe. Cravate ouvre la porte et entre ! Je me lève, je le regarde droit dans les yeux.
- Tu vas mieux, gamin ? C'est parfait !
Quelles sont ses intentions ? Je suis sur mes gardes.
- Le sergent a décidé de te liquider, car tu en sais trop. Et puis tu pourrais vouloir te venger !
Je pense à ma petite étoffe, mon « aimer », qui me semble si dérisoire à présent. Abattu, désespéré, je joue le jeu jusqu'au bout.
- Mais non, Monsieur, je ne vous veux aucun mal ; je voudrais vous aimer.
Je ressens pleinement la naïveté de ces paroles, mais je veux me déniaiser complètement. Je perçois un éclair d'incompréhension dans les yeux de Cravate.
- Alors là ! Tu es vraiment une larve, toi. Ni honneur ni dignité ! Crois-tu vraiment que tu vas t'en tirer en jouant les carpettes ?
- Et pourtant c’est vrai, je vous aime.
Ça y est, je l'ai dit. Perdu pour perdu, je prolonge mon jeu. Puisque c’est aimer qui compte !
- Trouillard !
J'ignore ses insultes. Mon attitude franche et déterminée le met mal à l'aise. Il détourne le regard et s’adresse au mur.
- Quoi que tu radotes, demain matin, avant le lever du soleil, tu vas périr, et de ma main !
Il fait une pause. Je ne bouge pas d'un cil.
- De ma main, tu as entendu ? J’espère que tu comprends ce que cela veut dire.
- Oui, Monsieur.
Mon calme apparent l'irrite.
- Le sergent m’a autorisé à m’occuper de ton cas. Il a d’autres chats à fouetter.
Je sens la terreur me gagner, mon assurance fond à vue d’œil, mais je m'obstine à rester debout sans bouger et à le regarder sans faillir.
- Oh ! Je vais faire cela sans tumulte. Demain matin, je viendrai t’éveiller, je te poserai le canon de mon arme juste au milieu du front et j’appuierai sur la détente. Juste une grosse balle dans ta petite tête pour couronner tes beaux rêves ! Tu verras, cela ira très vite.

Comment a-t-il la méchanceté de venir me tourmenter dans ma cellule ? Pourquoi me donne-t-il tant de détails sur mon exécution ? Comment peut-on charger un homme tel que lui de me tuer ? Papi qui était si gentil !
Paniqué, je recule contre le mur. Affolé, je regarde fixement Cravate. Je n’avais pas conscience d'être si près de la mort ! L'angoisse me submerge. Je tente de garder contenance, je me passe la main sur le front, il est moite de sueur. Je me révolte.
- Assassin ! On me vengera ! Vous périrez tous !
Jamais Papi n'a donné l'ordre de me tuer, c'est sûrement un mensonge de Cravate. J'entends des pas dans l'escalier, pourvu que ce soit Papi ! Il va mettre les montres à l'heure, la chance tourne en ma faveur !
Je bondis sur Cravate et je le frappe de toutes mes forces au visage. J'ai agi tellement vite que je l'ai pris de court. D’un revers du bras il m’envoie à terre. Il me toise, méprisant.
- Qu’espères-tu ? Tes proches sont morts ! Me frapper ne sert à rien, petit idiot ! Que cherches-tu ? Davantage de souffrances et de tortures, peut-être ?!
Je reste coi. Mieux vaut ne pas éveiller les mauvais instincts de ce monstre ! Je lui lance un regard aussi haineux que possible. Je me lève, je me dresse aussi haut que je le peux, je parle avec lenteur, d’une voix grave et sourde qui m’étonne moi-même.
- Allez-vous-en !
Cravate hésite, j’élève le ton.
- Allez-vous-en !
Il se met à rire.
- Allons, jeune coq ! Fais des manières ! De toutes façons, demain matin tout sera terminé.
Il sort prestement et ferme la porte à clef.

Une vive altercation éclate derrière la porte. C'est la voix de Balafre. Pourvu qu'il lui casse la gueule, à ce salaud ! Mais des pas rapides dans l'escalier m'apprennent que Cravate s'en est tiré sain et sauf.
Balafre entre dans mon cachot. Il examine la pièce, il m'observe, je crois déceler de la pitié dans son regard. Il a un geste d'agacement, il ferme la porte et il tourne la clef dans la serrure.

Épuisé par ces émotions, je me laisse tomber à genoux. Au bout du compte ce sont toujours les sadiques qui triomphent, car toujours et partout il y a des fanatiques prêts à servir les religions, les idéologies et toutes les causes soi-disant justes.