Fuir (3/4)
Peu à peu mes yeux s’habituent à l’obscurité. Ma cellule est un petit réduit d’un mètre et demi sur
deux. Le sol est en béton, les murs en pierres du pays et le plafond en briques. La porte occupe la
moitié de la largeur ; elle fait face à un petit soupirail armé d’un barreau vertical.
L'humidité suinte des murs. Tout est nu, vide, sobre et fruste. Ni lit, ni chaise, ni matelas, ni
couverture ne viennent tempérer l’austérité de cette tombe. Oups ! Je ne dois pas penser aux tombes.
J'entends les ennemis marcher au-dessus de moi. Eux jouissent de tout le confort tandis que je m’écorche
la peau sur la pierre et le ciment, que j’ai droit à la puanteur des moisissures et que je pâtis de
la rigueur des cachots ! Je râle.
Mais ils ont quand même déposé un cruchon d’eau ! Je me désaltère.
Comment fuir ? Je tâte les murs, j'examine le sol et le plafond ; c’est sans espoir.
Dehors le vent gémit. Peut-être pourrais-je desceller le barreau ? Je bondis, mais l’étroitesse de la
cellule ne me permet pas de prendre de l’élan. Je m’entête, car je suis près de l’atteindre. Mais
j’échoue, je me fatigue, je saute de moins en moins haut. Hors d’haleine, je m’adosse au mur.
La seule issue est la porte. Je me jette dessus. Elle fléchit à peine, ce doit être du chêne. Je m’obstine.
Quand j’ai trop mal, je change d’épaule. Je finis par devoir renoncer. C’est cela, être prisonnier :
ne pouvoir opposer à la rocaille et au bois que ma chair et mon sang, mon corps fragile et mou.
Une bouffée de colère me prend. Je me lance sur la porte, je la tambourine avec rage, je hurle de toute
la force des poumons, le plus longtemps possible, je m’épuise. Des larmes me coulent sur les joues,
je me laisse glisser contre la porte, je m'assieds et je sanglote.
Peu à peu le calme revient. Je ne pourrai m’évader que par le soupirail. Je retire mon top, je le lance
vers l'ouverture. Si un pan du vêtement glisse de l’autre côté du barreau, je pourrai le saisir et
grimper. Mes essais se succèdent en vain. Mon top aurait dû avoir des manches longues.
Je m’assieds et je réfléchis. Je pense à la corde qui me liait les poignets. Je la récupère dans un coin
du cachot, elle est suffisamment longue. En frappant fort sur le barreau, elle va peut-être s’enrouler
dessus. Mais l'ouverture est trop étroite.
Je m’assieds et je réfléchis. Il me faudrait un crochet, mais je n'en ai pas.
J'ai une autre idée. Je passe la corde dans la manche et l'encolure de mon top et je la noue. Je roule le
vêtement en boule et je le lance à travers l’ouverture, puis je le ramène sur le plan incliné avec des
petites secousses. Si un pan glisse de l’autre côté du barreau, c’est gagné.
Le premier essai échoue. Au deuxième, je secoue plus doucement la corde. À la troisième tentative, cela
fonctionne. Je tiens fermement la corde, je saute et je saisis le pan, je dénoue la corde et je fais
glisser un nœud jusqu’au barreau.
Je prends la corde fermement en mains, je grimpe en appuyant les pieds sur le mur et j'empoigne le barreau.
Il est solidement scellé et de toutes manières le passage est trop étroit. Je regarde un instant la
rue, noire et désolée, au carrefour des vents. Je lâche la barre en fer et je tombe sur le sol.
Je m’adosse au mur, las et inquiet. La liberté ne peut venir que de la porte. Mais quel sort me
réservent ceux qui l’ouvriront, à condition qu'ils le fassent ? Peut-être vont-ils me brûler vif ?
Oseraient-ils le faire ? Sûrement ! Ils viennent de massacrer des dizaines de gamins sous mes yeux. C’est
monstrueux, je ne parviens pas à y croire. Et je ne peux pas échapper à leurs griffes ! Ils peuvent
aussi m'enterrer vivant comme Pierre le racontait.
Il y a pire ! Ces salauds pourraient me laisser crever dans ce trou à rats, il leur suffirait de m'oublier.
Relégué dans cette fosse, sans eau ni nourriture, je me verrais pourrir jour après jour. Mais dans ce
cas l'armée de libération me délivrerait !
Je dépends entièrement d'eux. Je n'ai plus de parents, plus d’amis, plus rien et ces brutes en
profitent ! Avec mes risibles petits poings d’enfant en colère, je suis l’esclave de ces grosses
poignes d’adultes.
Je me couche sur le béton glacé, je me presse contre le mur. Je me fabrique un oreiller de fortune avec
mon top. Je ne cesse pas de changer de position, car la dureté du sol me meurtrit les muscles.
L'occupant allait nous apporter la démocratie, l'économie de marché et je ne sais tout quoi encore.
En fait, il a accru la guerre et la corruption, ruiné le pays, multiplié les crimes et les horreurs.
Et maintenant qu'il a tout perdu, il s'obstine à vouloir rester !
Mais moi, à mon niveau, je ne suis pas en reste. Cette escapade en pyjama était une bêtise, mon retour
au village une folie et mes affolements stupides m'ont perdu. Comment puis-je commettre tant d'erreurs
en si peu de temps ?
Ceci dit, ma balade m'a sauvé la vie ; sans elle je serais mort dans l’église. Et mon pyjama d'été m'a
permis de ne pas être emporté par le torrent. Et ma fuite m'a permis d'échapper à l'inconnu qui me
suivait. Finalement je ne m'en suis plutôt bien tiré.
N'empêche ! Je dois bien admettre que j'ai commis quelques grosses bourdes !
Ce qui nous caractérise, nous les êtres humains, c'est de nous tromper, d'errer, de faire des bêtises.
Et après des monceaux de conneries nous parvenons encore à nous donner raison, à prétendre que nous
avons bien fait. À quoi donc utilisons-nous notre cerveau ?