Fuir (1/4)
Les braises rougeoient faiblement et font danser des ombres infernales sur les murs délabrés de
l’église. L'incendie agonise au cœur du village fantôme. Et soudain j'entends une trompette. Cela
vient de la maison communale, une fenêtre y est éclairée, je ne l'avais pas vu.
En dépit des fausses notes je reconnais un des airs préférés de papa, « Il silenzio » de Nini Rosso.
Cette plainte désolée plane sur le village martyr. Elle me semble incongrue dans la cruauté de la
guerre. Qui chante notre détresse ? Un rescapé ou un ennemi ?
Je m'arrête, j'écoute, je m'imprègne de la mélodie.
J'avance à pas de loup. Autant j'ai agi sans réfléchir tantôt, autant je suis prudent à présent qu'il
n'y a peut-être plus de danger. Quoi qu'il en soit, la nourriture et les vêtements chauds m'attirent
trop. Je surmonte mes appréhensions et j'avance sans faire du bruit.
Plus j'y pense plus je me dis que le joueur de trompette est un ennemi. Je vais me terrer dans ma
chambre, rationner ma nourriture et attendre patiemment l'arrivée de l'armée de libération. Si je
m’en tire, papa sera fier de moi et moi aussi je serai content de moi.
Bien sûr je pourrai faire des courses avec mes autos et jouer avec les maquettes d’avion de Pierre, mais
je dois attendre demain, car si j’allume la lumière, l'inconnu de la maison communale risque de le
remarquer.
Ce village qui m'était familier me flanque la trouille, il est devenu un cadavre couvert de nuit. Les
maisons sont figées et muettes, certaines ont brûlé, des ombres les hantent. Deux flammes vertes
surgissent puis s’éteignent, je frissonne, mais ce n'est peut-être qu'un chat.
Je jette des regards furtifs dans toutes les directions. Des soldats ennemis sont peut-être embusqués
dans les embrasures des portes. Je longe les murs au plus près, je m’arrête aux carrefours.
Mon cœur bat de plus en plus fort. Je scrute minutieusement les sombres façades ; peut-être une sentinelle
m'observe-t-elle ? Je ne bouge plus, j'écoute, je suis attentif au plus léger mouvement, au moindre
bruit.
Le vent qui n'était que triste sur le plateau devient sinistre dans les rues du village. Il siffle
l’inquiétude bleue des pierres figées ; froid et impassible, il naît de l’extrême horizon et sa
plainte me plonge dans un désarroi sans fond ; une peur glacée m'imbibe la chair et le sang.
Un homme me suit, je le devine, je le pressens, j'en suis sûr, je l’entends respirer, il est tout près,
c'est sûrement un soldat ennemi. Qu’attend-il pour tirer ? Il approche, je fuis. Mieux vaut passer par
les ruelles !
Je m’enfonce dans ce dédale que je connais bien, mais qui me semble à présent étranger. La fillette est
toujours là, elle ne gémit plus, elle ne bouge plus. Que reprochaient les ennemis à cette petite
enfant ?
Je grimpe l’étroit escalier qui mène à la maison de Maude ; le vent glacé traverse en solitaire la
bâtisse sépulcrale ; le douloureux crissement d’un volet me brise le cœur. Où est Maude ? Elle est
partie sans espoir de retour. La mort est un terrible mystère.
J’ai trop de chagrin, je me laisse tomber sur les pavés. Une larme coule, chaude et acide ; le vent se
lamente, il partage ma peine, je laisse son lugubre hurlement me pénétrer l'âme ; un rideau ne cesse
pas de claquer, spectre pitoyable.
Je sursaute. J’ai nettement entendu l'inconnu, il est à quelques pas. Il s'est arrêté, il me guette
dans l'ombre, je le distingue presque. Je me lève et je marche plus vite. Quelques maisons plus loin,
je tends l’oreille. L'inconnu avance sans faire de bruit.
Je force le pas dans l’espoir de le semer. Un peu plus loin je m’arrête et j'écoute, je n’entends que la
plainte du vent. À demi rassuré, je prends au plus court vers la maison.
Elle est déserte et silencieuse, taciturne et hantée, pareille aux autres ! Ce bâtiment est tout ce qu’il
me reste de mes parents, cénotaphe vénérable. Je foule un sol sacré, je mesure chacun de mes gestes.
Tout le monde est parti, ailleurs, en voyage.
J’entre et c'est la désolation. Une horde de sauvages a tout ravagé. Voilà ce que font ceux qui prétendent
nous apporter démocratie et économie de marché ! Ce qui est sûr, c'est que mes parents étaient partis
quand les soldats sont arrivés, car ils n'auraient pas toléré un désordre pareil.
Je n'allume pas, je me dirige à tâtons. J'ai soif, je suis nerveux, je me précipite vers l'évier. Dans
mon agitation je heurte un tabouret, il se renverse en faisant un bruit formidable ! Effrayé, je tends
l'oreille, j'entends des pas !
L'inconnu est là, dehors, tout près. Quelle créature erre ainsi dans le village ? Je ne bouge pas, je
retiens ma respiration, l'angoisse m’étreint. Qu’il passe ! Vite ! Et je serai sauvé ! Mais il
s’arrête, il va entrer, je recule.
Je saisis le pain dans la huche, je heurte un verre, je le rattrape, l’homme l'a sûrement entendu. J'ouvre
tout doucement la porte de la cuisine, je me glisse dans le jardin. Une bourrasque fait claquer le
battant.
Je détale, je saute le muret, je me reçois dans la prairie, je cours jusqu'à la route, cela ne m’a pris
qu’un instant. C’était une folie de revenir au village, j'aurais mieux fait de rester caché dans les
bois jusqu'à l'arrivée des partisans.
Mais pour le moment j'ai faim, je me dissimule dans l'ombre et je mange avidement quelques tartines. Ce
pain est délicieux, je n'en ai jamais mangé d'aussi bon.
Monsieur Bonergues n'aura averti Pierre que ce matin, il a sans doute reçu l'information à la dernière
minute. Ma famille est sûrement partie vers le sud, vers les partisans. Pour sauver ma peau, je dois
fuir dans la même direction.
Il n'y a pas un instant à perdre, car l'inconnu va donner l'alerte. Il est trop tard pour ruser. Au sud,
le bois des Hauts-Sarts est difficile d'accès, c’est une bonne cachette.
Le chemin le plus court passe devant la maison communale. Je prends mes jambes à mon cou. Bien sûr, passer
devant la fenêtre éclairée est risqué, mais personne ne me verra dans l'obscurité.
J'arrive à la grand-place, je m'arrête, j’examine la fenêtre éclairée. J'entends des voix, c'est plutôt
rassurant dans cette nécropole. Mais c'est la langue des ennemis, je frémis.
Il n’y a personne devant le bâtiment. J’avance prudemment ; l’ombre me soustrait aux regards. Soudain je
m’accroupis. Là, juste devant moi, il y a une sentinelle immobile ! Je regarde mieux et je reconnais
la statue en bronze en face de la maison communale.
Mon imagination me joue des tours. Le village est calme, c'est moi qui panique. Peut-être que l'inconnu
de tout à l’heure n’était qu'un produit de mon imagination ! Je reprends mon souffle et je tente de
me calmer.
Je ne peux pas rester ici, c'est trop dangereux. Comme je passe devant l'église, une odeur âcre me prend
à la gorge. Je suis stupéfié par le spectacle, je devine des cadavres au milieu des ruines. Je
m'arrête, paralysé d'effroi. J'approche lentement des ombres rougeoyantes.